Cette semaine, trois albums du genre sécos niveau densité matérielle m’ont (re)fait cogiter sur la notion d’espace. Trois œuvres rêches et délicates, avec des sons du vrai monde dedans, où il m’a donc semblé déceler trois manières qu’a le sonore de se déployer : comme réalité, comme auralité, comme fantasme. Cette petite construction tripartite en forme de bonbon structuraliste est bien commode c’est sûr, mais le fait est que c’est ainsi que j’ai écouté et rapproché les sons, puis formulé ma pensée ensuite – dans cette boucle où l’auditeur et l’astiqueur de méninges se répondent sans cesse, l’article prend forme.
Plutôt que d’espace, il me faudrait parler de sensation d’espace, et même de sensation d’espace comme vectrice de véracité au sein du sonore, pour être vraiment précis. Tout objet sonore (musical peut-être) est de ce monde. Qu’il soit émulé, joué, capté, « nu » ou travaillé, numérique ou analogique, il est toujours entendu, tangible, vrai. De ce monde, donc, et pourtant : même immaculé (c’est en tout cas ainsi qu’il se présente à nous), l’objet sonore porte une part d’artificialité irréductible, et cette nature d’ersatz capturée l’installe dans une éternité théorique. Plus que réel, au-delà du réel même, et hors de ce monde donc.
Certains sons nous parlent nettement de et depuis. Ils transpercent avec plus de facilité les apparats, parlent le langage du vrai, réussissent à rendre trouble les limites de notre expérience en la décentrant. Cela m’arrive avec des pièces très clairement musicales (par exemple ça, n’allez pas me demander le pourquoi du comment) mais surtout avec des choses plus durailles et/ou naturalistes. Je le répète souvent dans mes articles et une fois de plus ne fera pas de mal : l’espace c’est la dimension de ce qui affecte et relie, du vrai en ce qu’il s’oppose à la vérité qui transcende.
C’est donc spatialement que l’écoute est à considérer. Parce qu’il est question de ce que l’on entend, d’à quoi nous prêtons l’oreille, mais aussi de ce que l’on nous et se raconte. Les sons nous parlent toujours à la fois physiquement et métaphysiquement : il y a la mythologie où ils s’intègrent, l’environnement technique qui nous permet de les appréhender de ces diverses façons. L’acoustique et le récit. Partons donc pour cet atoll mouvant, aux passes nombreuses, où trois monceaux de terre apparemment séparés ne forment qu’une seule et même entité – un espace sonore est toujours à la fois réel, aural et fantasmé. Voilà, le décor est posé alors lançons-nous ! Je vais essayer de faire simple et concis pour démêler mes élucubrations un peu fumeuses, même si dans ces cas-là on a toujours un peu envie de se prendre pour un pro du temps jadis à veste à chevrons.
L’espace réel, en tant qu’endroit d’une coïncidence absolue avec ce qui existe, et bien ça n’existe pas (rappel : un espace est forcément une fiction). Si j’utilise une telle expression, c’est pour dépeindre la sensation d’une présence-existence-vitalité véritable, sensation dont une haute définition technologique n’est en aucun cas un corollaire. Avec Contact Tracks, Lou Pennington exemplifie bellement cette sensation de réel ; avec un appareillage réduit (à savoir des microphones de contact et des hydrophones), le musicien anglais réalise des enregistrements monophoniques et monographiques précis et pauvres, esquisses drues et redondantes que l’on devine à peine éditées, d’où une vitalité éminemment musicale s’échappe à chaque instant. C’est comme si les sons parlaient d’eux-mêmes, dans un flux traversant leur enveloppe. Ils disent ce que les titres posent déjà, c’est évident, mais nous nous trouvons tout de même surpris·es par ces écosystèmes ruineux mais peuplés. Dans les errances de gastéropodes marins et les secrets couinants que se communiquent des fourmis, la délicatesse d’une pluie sourde, l’épure d’un étang, un radiateur ou des joints, le vivant qui se meut.
Ces neuf exercices fascinants et zélés ont été rassemblés sur un CD paru en 2022 chez Infant Tree. Je pourrais écouter sans cesse ces réductions où le son devient lui-même un organisme (j’en profite pour poser que j’aime pas mal ce truc concocté par Pennington sous son alias Setrus, une sorte d’IDM artisanale et distinguée). Et c’est là, dans une transition sans filet et toute en finesse où l’entendu et l’entité se fondent, qu’émerge le second terme de notre tiercé, j’ai nommé l’espace aural.
Sur missing, paru ce début d’année sur le label chinois Sub Jam, sun yizhou fabrique et dispose des saillies rétroactives plus ou moins amples afin de donner à entendre son dispositif. L’amplifié est là comme matière et signifiant. Les corps sont épars (une densité crescendo et des morceaux qui se réduisent, ce qui est très bien pensé je trouve), littéralement électro-acoustiques, ils surgissent ou traînent à bas bruit, les écarts dynamiques sont importants ; ils laissent une place importante au silence. L’organicité découle ici du tissage même des sons, très lâche ; la vigueur ne se trouve pas médiatisée par l’auralisé mais se loge en lui. C’est une musique qui peut s’écouter avec une attention soutenue, tendue même pourrait-on dire, mais aussi dans un vrai relâchement. Par exemple, là je réécoute ça sur les enceintes de l’ordinateur alors que la machine à laver tourne, que ma fille braille, avec les fenêtres ouvertes, et ça marche aussi. Les sources restent distinctes mais elles nous trompent parfois, tout s’agglutine autour de l’enregistré qui en retour organise, donne un sens et une structure à l’expérience, sans la remplir. Cela vient sûrement du fait que je sache que quelque chose joue, que mon oreille est à l’affût, mais n’empêche : cet espace que l’on pourrait penser clos, sans souffle ni âme, qui s’ouvre sans se trouver monopolisé, c’est vraiment chouette.
Et enfin pour finir avec mon histoire branlante, abordons l’espace comme fantasme. Et voilà encore une belle évidence, car l’espace, sonore ou non d’ailleurs, est une projection, un mirage. Et je crois que je ne pourrais pas caractériser de meilleure façon le second album de Mark Harwood – accessoirement patron de Penultimate Press, label dont nous parlait Mathias il y a peu avec le parfait Papotier de Pancrace, aussi responsable du Cycles Of Tonite de Maths Balance Volumes en 2023, un album qui me laisse en pleurs et sans voix – sous son alias Astor, paru sur Kye en 2013. Inland est un songe sans pudeur, peint avec des gestes faussement brusques et négligents, où les sons sont toujours de quelque part sans qu’il soit possible d’identifier d’où. C’est une illusion adroite et franchement troublante, un voyage qui me fait penser aux odyssées violentes dont nous regorgeons tous, pleines de tabous informulées. Les titres, juste ce qu’il faut évocateurs et trompeurs, sont ici aussi importants : ils illustrent encore une fois comment le récit fait l’espace.
Inland est un exode plus qu’un voyage, d’ailleurs. Une aventure où les microphones (qui enregistrent, que l’on manipule), la FM, des boucles rétroactives, des métallophones de fortune et un piano, des bandes magnétiques encrassées sonnent tour à tour comme le souffle de l’alizé, la houle ou la cale d’un bateau, un essaim, un buisson ou une forêt suintante, des oiseaux, des sirènes de toute sorte, d’antiques aires que l’ambre aurait fossilisées, l’intérieur d’un trottoir, d’un atelier. Il y a de la place pour toutes les visions, toutes les chimères, dans cet album, et sa description, que je découvre tardivement, dit cela très bien : ainsi Inland « explore une perception personnalisée de l’espace, à la fois réel et imaginé, renvoyant à un monde de rêve fabriqué qui taquine la logique et trompe l’oreille ».
À venir titiller l’espace comme ça, celui-ci finit par se désagréger. Et c’est peut-être à ça en fait que tend l’écoute : rendre intangible la structure, même quand elle est apparente. On peut disséquer autant que l’on veut – et encore, on n’a pas vraiment parlé des non moins importantes conditions de l’écoute –, il reste quelque chose d’impossible à saisir dans la liaison entre l’oreille et le sonore qui se déploie.