Ce weekend, c’est la Pride à côté de chez moi, à Agen. Il faut bien l’avouer, le climat actuel est absolument déprimant pour les communautés LGBTQI+. La peur de voir la répression institutionnelle trumpienne inspirer l’exercice du pouvoir en Europe est réelle, comme cela sera sûrement le cas en Roumanie avec l’élection de George Simion. L’outrance de la politique répressive de Trump sur les questions sexuelles s’est exprimée à la fois au niveau légal dans sa mise en œuvre de l’Ordre Exécutif 14168, mais aussi en attaquant la mémoire des communautés LGBTQI+, en tentant de les exclure du passé national, de les effacer et de les invisibiliser dans les archives (celles de la Défense par exemple), et donc de tout simplement nier l’existence d’une Amérique gay (et noire, pour ce qui concerne les archives de la Défense).
Dans cette ambiance pour le moins néfaste, il serait donc salutaire de rappeler la force des existences LGBTQI+ dans l’histoire états-unienne, bien avant que Trump et les nervis de 4chan partent en croisade contre ces effrayantes lesbiennes aux cheveux bleus. On peut ainsi se souvenir du label et collectif Olivia Records qui, dans les années 1970, a été une initiative marquante du féminisme américain et un catalyseur de ce qu’on a appelé alors la « Women’s music », c’est-à-dire une musique produite par les femmes et pour les femmes, portée le plus souvent par des collectifs séparatistes de lesbiennes très engagées. En 1977, Olivia éditait notamment Lesbian Concentrate, une compilation qui répondait déjà à un climat répressif et que j’ai à cœur de vous présenter.
Il faut le dire tout de suite, Olivia n’est pas juste une note de bas de page d’une histoire éclairée des luttes féministes aux États-Unis. La structure, fondée à Washington D.C., a connu un succès assez important, vendu vendant des centaines de milliers de disques (certes, pendant l’âge d’or de la musique enregistrée) et rempli plusieurs soirs de suite le prestigieux Carnegie Hall à New York pour fêter son dixième anniversaire en 1983. Ce simple fait atteste de la puissance des idées de communautés et de fiertés portées par le label, à l’adresse d’un public post-Stonewall, enclin à entendre et à faire de la musique féministe et lesbienne.
Le collectif était né au début des seventies alors que plusieurs femmes, gravitant autour de la communauté radicale et non mixte des « Furies », cherchaient alors à trouver un moyen efficace de faire de l’agit-prop revendicative. La légende veut que ce soit la chanteuse féministe folk Cris Williamson qui, après un concert à DC, aurait suggéré aux Furies de monter un label. Rapidement, des 45 tours sortent, d’abord dans l’indifférence. Puis en 1974 le premier album de Meg Christian fait sortir Olivia de l’ombre. 80 000 copies sont vendues, et attestent de l’intérêt d’un public états-unien pour ce genre de musique revendicative et fière. Forte de ce succès, la maison de disques poursuit ensuite sa route côte Ouest, d’abord à Los Angeles, puis à San Francisco.
Dès les débuts, le parti-pris est radical. Les femmes sont au pouvoir à tous les niveaux, de la composition à la prise de son, de l’édition à l’organisation des concerts : tout se fait en non-mixité concertée. Comme stipulé dans plusieurs publications, il s’agit de contrer le système patriarcal au sein même de l’industrie musicale, et l’ambition d’Olivia est de produire une structure gérée collectivement dans une démarche également sensible aux questions de sexe, de classe, de race et d’âge.
Ce qui est étonnant pour l’auditeur-ice européen-ne, c’est que ces positions bien campées ne sont pas accompagnées d’expérimentations formelles. Outre-Atlantique, la posture arty n’est pas le corollaire inévitable de la politique radicale, et c’est au lieu de ça une tradition esthétique démocratique qui se fait entendre dans les enregistrements d’Olivia. Le label produit d’abord surtout de la folk, très accessible, aux paroles claires et frappantes. À mesure qu’il s’établit sur la côte Ouest et qu’il ouvre ses portes à des collectifs de femmes lesbiennes noires, le son devient aussi plus soul, puis plus camp alors qu’on approche de la fin des années 1970.
L’apport de femmes gays et noires de la Bay Area a considérablement changé Olivia Records. Dès 1976 est publié le disque de spoken-word Where Would I Be Without You: The Poetry Of Pat Parker & Judy Grahn, une rencontre entre deux poètes lesbiennes issues de la classe ouvrière. Judy Granh est une porte-parole du lesbianisme butch alors que Pat Parker est une lesbienne noire, amie de toujours d’Audre Lorde, et penseuse précoce de l’intersectionnalité des luttes (comme dans ce poème). L’enregistrement est radical, sorte de pamphlet politique contre la pensée straight – il s’agit du premier disque de spoken-word féministe et lesbien à paraître aux États-Unis. Le fait que Pat Parker et Judy Grahn soient toutes les deux parties prenantes de collectifs antiracistes et féministes à Oakland marque profondément ce projet. On peut aussi noter que les critiques qu’Audre Lorde adressera à la deuxième vague féministe dans les années 1980 ont été en quelque sorte anticipées par Olivia.
Mais en 1977, ce sont les forces conservatrices états-uniennes qui font le décor des activités d’Olivia. En effet, l’activiste anti-gay floridienne Anita Bryant s’engage à ce moment-là dans une campagne nationale pour abolir, dans son état de Floride, une ordonnance locale interdisant toute discrimination basée sur l’orientation sexuelle. Anita Bryant était une chanteuse et « reine de beauté », surtout connue pour avoir été l’égérie des jus d’orange de Floride. La contre-offensive s’organise rapidement, de nombreuses manifestations ont lieu, et les collectifs lesbiens et gays s’amusent beaucoup à détourner à la fois l’image de bonne mère de famille d’Anita et le trope du jus d’orange, comme sur ce pin’s, et bien évidemment, sur la pochette de la compilation Olivia.
Ce visuel iconique, cette canette de jus d’orange froide et suintante à la fois qui contient du « concentré lesbien », est ainsi l’invitation à plonger dans la musique ancrée et engagée d’Olivia, dont on retrouve là un best of des productions : de la chanson, des œuvres chorales (le « Gay and Proud » du Berkeley’s Women Music Collective), du spoken-word (issu du disque de Judy Granh et Pat Parker), de la soul, ainsi que de truculents morceaux cabaret (notamment l’incroyable « Leaping Lesbians » de Sue Fink, un grand classique des fêtes d’Halloween gay). Si le paratexte est très clairement militant, la musique est bienveillante, accueillante. Cette musique engagée et radicale cherche moins à choquer qu’à apaiser et à dédramatiser la question de l’homosexualité dans un contexte répressif. Vue d’aujourd’hui, cette compilation d’apaisement et de visibilité produite par des femmes pour des femmes est l’une des traces vivaces et saillantes de la mémoire féministe et lesbienne états-unienne.
Cette mémoire, elle est déjà mise en valeur dans cette compilation. En effet, on y trouve une reprise par Teresa Trull du « Prove It on Me Blues » de le blueswoman Gertrude (Ma) Rainey. Cette chanson de 1928 mettait en scène l’orientation sexuelle de Gertrude, avec des paroles très claires, comme dans le chorus: « Went out last night with a crowd of my friends, They must’ve been women, ‘cause I don’t like no men. It’s true I wear a collar and a tie, Makes the wind blow all the while ». La Paramount, éditrice de la chanson originale, l’avait promotionnée en insistant sur la lesbianité de Ma Rainey, ce qui atteste que dans les années 1920, aux États-Unis, il existait un public pour ce genre d’enregistrements. La commercialisation de cette reprise par Olivia participe donc, dès 1977, à une forme d’archivage des fiertés gays et noires.
Si Olivia répond avec cette compilation aux pressions conservatrices externes au mouvement féministe, le collectif répond aussi indirectement à des polémiques intestines qui ont marqué le féminisme états-unien de cette époque. En effet, le label avait engagé en 1976 l’ingénieure du son Sandy Stone, une femme trans. À une époque où le féminisme proto-TERF (pour trans-exclusionary radical feminist) dispose d’une assez vaste audience, qui s’exprimera entre autres via le succès de The Transexual Empire, livre transphobe de Janice Raymond, la place des personnes trans dans les collectifs féministes était de fait très loin d’être assurée. Pour Lesbian Concentrate et les enregistrements qui suivront, le label maintiendra Sandy Stone à son poste. Par son ancrage intersectionnel dans la Bay Area et son inclusivité trans, Olivia a ainsi anticipé bien des discours chers au féminisme qui émergera quelques années plus tard, et tout ça en vendant des disques à la pelle.
Et aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de cette queerness tranquille et inclusive qui a caractérisé Olivia, pour faire face au monstre froid et réactionnaire qui cherche à annihiler la mémoire des existences gays et noires. Nous avons besoin de nous recueillir et de planer en écoutant le « Sweet Woman » de Cris Williamson, de rire avec Sue Fink qui effraye les hétéros en chantant « Here Come the Lesbians », de danser sur « Kahlua Mama » de Be Be K’Roche ou d’être lucide avec les poèmes de Pat Parker et Judy Granh. Nous avons besoin de faire résonner la fierté portée par Olivia Records, de l’écouter, de l’ancrer, de l’amplifier.