Une fanfare de nuances : sur deux remixes de Sinjin Hawke

THE-DREAM "Fancy" (Sinjin Hawke bootleg)
Def Jam / Soundcloud, 2013
BOYLAN "High Lite" (Sinjin Hawke remix)
Moveltraxx, 2012
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Musique Journal -   Une fanfare de nuances : sur deux remixes de Sinjin Hawke
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Il y a peu de sons que je trouve aussi enthousiasmants que celui d’un orchestre qui s’accorde. Ça s’ébroue autour d’une même note, un La royal, vertical et serein qui mute, des premiers violons aux violoncelles, des flûtes aux cors. Une vibration qui se répand dans l’air et se déplie dans l’espace à la manière d’une guirlande en papier, où tous les instruments respirent, tour à tour, puis en chœur. Et pour l’avoir déjà expérimenté de l’intérieur, c’est véritablement merveilleux, comme une sensation d’être toute petite, blottie au cœur d’une caisse de résonance. N’ayant jamais eu de PS3 et me rendant aujourd’hui davantage au cinéma qu’à la Philharmonie, je frétille tout autant lorsque le film que je vais voir a été distribué par MK2 Diffusion dont le logo matérialise, dix secondes durant, ce ravissement acoustique singulier par dessus l’entrecroisement élégant de courbes grises et de lignes rouges et blanches qui viennent dessiner les trois caractères qui forment son nom. Et cette vision, comme celle de tous les logos de studios, serait presque mieux que le film à venir en tant qu’elle contient davantage de mystère ; un moment d’avant l’éruption, une pointe à partir de laquelle tout peut encore advenir. 

L’ouverture de First Opus, l’unique album de Sinjin Hawke, s’ouvre sur un effet de ce type : un orchestre s’accorde, puis un scintillement liquide qui se dépose sur des violons anxieux laisse place à une basse électronique, à la fois sourde, nichée très loin dans les profondeurs de ce que l’oreille perçoit, et toute tressautante, presque peureuse dans ses à-coups et ses écarts, et donc assez proche d’une rythmique drill. La drill étant une musique dont le travail de production m’évoque moins l’effroi en général qu’elle matérialise ce quelque chose dans le corps qui affleure autant qu’il nous plombe, en termes de chaud-froid, d’accélération et de raréfaction soudaine. Ou tout ce que ça fait véritablement que d’avoir peur.

On s’est collectivement beaucoup moqué des artistes dont les parents apparaissent en bleu sur Wikipédia. Sinjin Hawke, de son vrai nom Alan Stanley Soucy Brinsmead, fait partie de ces artistes, mais dans un style plus plaisant à mon sens, si l’on peut s’amuser un temps soit peu à faire une distinction. Sans forcément chercher à faire de l’analyse comportementale, il me semble qu’il perpétue et prolonge dans son travail musical quelque chose de la profession de son père tout en la déplaçant dans un autre registre, parce que travaillant à partir d’un autre médium (un peu comme Malibu, dont le père est océanographe ou A.G. Cook, dont les parents sont architectes). Brinsmead senior bosse dans les CGI et a notamment inventé un logiciel de modélisation 3D qui s’attache par le principe de mécanique des fluides, de ce que j’ai lu, à simuler des éléments naturels comme le brouillard, la vapeur ou la fumée. Il a par ailleurs réalisé un court-métrage trop fun nommé Fractal Fantasy (qui deviendra le nom du futur label de son fils et sa partner in crime, Zora Jones). Pour terminer sur les considérations biographiques un peu oiseuses, Brinsmead père pratique aussi le cor. Le caractère volatile de l’instrument à vent autant que la rectitude, la froideur analytique d’un logiciel de modélisation, sont assez parlants pour tenter de détailler les deux tensions à l’œuvre dans la musique de Hawke. 

On pourrait décrire celle-ci comme le point de contact entre la soustractivité d’Untold – les clapotis de « Stop What You’re Doing » sous forme de triolets légers, rappelant les notifications SMS des premières versions d’iOS, qui essaiment dans « Onset », ou dans le remix grelottant de « Worst » de Scratcha DVA – et le maximalisme orchestral de Sonny Digital avec ses cloches extravagantes, démesurées (du genre de celles qui aujourd’hui peuplent les clips de Yeat) quand il produit « Same Damn Time » pour Future. Une musique sinusoïdale, tantôt négative, tantôt positive, absente ou présente à elle-même, et qui fait cohabiter le grandiloquent et la légèreté du doigté, la rigidité des cuivres et la souplesse des arrangements, à moins que ce ne soit l’inverse. Le bouleversant « Yeah Hoe », en featuring avec Gangsta Boo, fait état d’un miroitement d’émotions rayonnantes et inquiètes qui se diffusent et pulsent de manière désordonnée, presque inégale. Ça prend la forme de deux sections contrastées – un breakdown frondeur répond à un build-in élastique  – dépendantes l’une de l’autre, mais qui ne sauraient être réduites à un schéma complètement efficient tant elles menacent de déborder l’une sur l’autre. C’est vraiment de la musique des années 2010, mais qui se place peut-être un peu au-delà du bon goût (Night Slugs) ou du mauvais (Mad Decent) même si tout cela est toujours un peu arbitraire, voire carrément réversible. Très sophistiquée, mais toujours sur le point de complètement céder à ses effets primaires de foire, ou plutôt de fanfare électronique dans lesquels plongent par exemple complètement les productions de TNGHT (que je kiffe). 

Pour ne pas citer pêle-mêle des morceaux élaborés tout au long de la décennie dernière, je dirais qu’il y a beaucoup de choses à farfouiller du côté de ses remixs. Il y en a des officiels, regroupés sur une compilation sortie en 2019, et des edits pour ses sets, que l’on peut glaner sur YouTube, de morceaux a priori aussi variés que ceux de Waka Flocka, KW Griff ou Cuizinier. En général, j’aime assez le travail de remix en tant qu’il trace de nouvelles constellations à partir d’une matière préexistante, qu’il réajuste ou double le faisceau originel de morceaux et vient les éclairer différemment. Ce qu’il crée c’est un type de plaisir très particulier, un plaisir d’un ordre quasi géométrique. Pour ceux de Hawke, la trajectoire n’est jamais complètement écrite d’avance, les volte-face sont fréquents et les angles et diagonales, imprévisibles. 

Prenons son remix de « Fancy » de The-Dream. Cette plage de plus de six minutes est à l’origine un peu délirante. Notamment parce qu’elle fait apparaître un beat environ quinze secondes avant que le morceau ne soit définitivement clos. Avant ça, c’est The-Dream qui chante avec application, avec une rigueur, une volonté de bien faire qui me semble propre aux enfants, des infos à propos d’une gold digger sur fond de ritournelle au piano, nuancée malgré ses deux accords, de cordes frottées brillantes et même d’accordéon (!) quand il raconte qu’elle boit du vin quelque part à Paris. Et ça tient, assez miraculeusement, et surtout c’est sublime, parce que sa voix est sublime, ouateuse et lumineuse, et parce que l’instru (co-produite par Tricky Stewart et lui-même) lui aménage un espace de choix au travers duquel elle peut serpenter de façon entêtante comme un parfum habite un vêtement. Le morceau s’inscrit dans une logique progressive assez imparable, chaque nouveau couplet se pare de nouveaux atours sensuels ; une guitare, une basse, des petits violons, jusqu’à ce beat frondeur. Sinjin renverse un peu cette logique, sans pour autant changer fondamentalement la nature du morceau. Il secoue cette boîte à malices et fait se toucher – en additionnant (un beat sur un autre sur un autre) et multipliant (il microdose les filtres et les proto-drops) les effets – ce qui mettait beaucoup plus de temps à advenir dans un précipité assurément moins smooth, mais plus affolé, tremblant, ou qui semble carrément en proie aux palpitations (ce qui convient tout aussi bien à ce que raconte Terius Nash malgré son calme relatif).

Pour son remix de « High Lite » de Boylan, daron (blanc) du footwork et par ailleurs professeur de chimie le jour, c’est une autre paire de manches. Le track originel est simple, parce que fonctionnel, à peu près sans début ni fin, d’une rotondité propre aux productions de la scène de Chicago. Il est très martial, presque solennel avec sa petite mélodie brillante jouée à la trompette. Hawke joue là davantage avec les éléments, pour filer la métaphore qui me tend les bras, et défigure complètement sa nature presque calme, même si dansante ou alors qui laisse imaginer un type d’attitude assez rentrée pendant la danse. Ce remix, c’est un mystère pour moi. La première fois que je l’ai entendu, c’était en avril 2019 en ouverture du mix mensuel de Spinee pour NTS. La DJ parlait par-dessus la piste en disant qu’elle avait des dates de prévu prochainement et qu’on pouvait la tagguer sur feu-Twitter ou Instagram pour être mis sur liste. Ce collage inattendu, ou une voix, par ailleurs très chaleureuse, mais qui raconte des trucs un peu formels et tellement spécifiques (et caducs dès la semaine suivante) sur cette piste miraculeuse continue de m’émouvoir. Pourquoi miraculeuse ? Je ne me l’explique pas complètement. Comme je ne m’explique pas qu’elle s’ouvre par trente secondes de chant cristallin, il semblerait interprété par un.e enfant, d’abord à hauteur, puis pitchée vers le bas donc ralentie. Apparaît ensuite une rythmique boiteuse, tout particulièrement grisante, justement parce qu’à peine stable rythmiquement, puis le sample, qui ouvrait l’original de Boylan mais se retrouve ici rapidement abandonné après vingt secondes, à partir duquel tricote Sinjin. Ce qui me touche je crois c’est la liberté de la forme de ce remix qui crée l’illusion d’aller partout à la fois – l’espace négatif s’ouvre et se rétracte avec souplesse, à la manière d’une sculpture en mouvement qui serait éclairée différemment en fonction de la lumière – tout en dessinant un truc cohérent avec des sections assez nettes, très tenu en fait. Je ne me l’explique pas, alors vaut mieux encore l’écouter, et réécouter d’autres de ses morceaux.

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