Qu’il vienne de Memphis, Astana ou Sao Paulo, le drift phonk cartonne avant tout sur TikTok

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Vous avez sûrement déjà entendu parler du phonk, ce genre si populaire auprès des adolescent-es du monde entier, diffusé massivement via les vidéos verticales sur TikTok ou Instagram. La généalogie officielle, comme on la retrouve sur Wikipédia, tente de raccrocher le style à des marqueurs connus et reconnus, mais nous allons voir que ses évolutions récentes se sont faites sans filet de sécurité. Le phonk, tel qu’il a émergé voici quinze ans, s’inspire au départ du rap de Memphis et de Houston, là où dans les années 1990, une histoire alternative du rap américain s’était écrite autour de Three 6 Mafia et DJ Screw. Dans ce Sud pauvre et délaissé s’invente alors un son hyperlaxe porté par un flow qui s’égare, une esthétique qui oscille entre l’horreur et le fait divers, et des samples ralentis à outrance. Si vous avez besoin d’une séance de rattrapage, voici deux mixtapes emblématiques, celle-ci et celle- dont nous avions déjà parlé dans Musique Journal. L’utilisation d’un appareillage rudimentaire composé d’échantillonneurs de mauvaise qualité et de mixettes premier prix au son crado a donné sa couleur si spéciale au South de cette époque, et c’est cette esthétique lo-fi ce qui va en tout premier lieu déchaîner l’inventivité des relecteurs du phonk.

Le « premier » phonk, qui se présente donc comme une revisite intensive du style de M-Town et H-Town, s’est essentiellement déployé entre 2010 et 2015. SpaceGhostPurpp et son crew floridien Raider Klan sont les principaux représentants de cette phase, et en 2012 le premier album du rappeur de Miami, Mysterious Phonk, connait un grand succès (ce morceau issu d’une mixtape précédente m’avait alors totalement retourné).  Au même moment, la mixtape culte Lords Never Worry du collectif de Harlem A$AP Mob est aussi remplie de clins d’œil au rap sudiste des nineties. Le terme phonk devient alors synonyme d’un rap sombre et brumeux, pété au lean, porté par un groove claudicant et des basses crasseuses. SpaceGhostPurpp se transformera peu après en producteur star pour des têtes de gondoles du rap US (Lil Uzi Vert, Wiz Khalifa), et cette microtendance se transformera en vraie bulle spéculative rap. Des gimmicks phonk mêlant flow sentencieux et ambiance caverneuse deviendront caractéristiques du rap Soundcloud du milieu de la décennie, comme par exemple sur cette excellente mixtape des $uicideboy$, qui n’ont depuis cessé de défendre ce horrorcore 2.0. Quoi qu’il en soit, le phonk reste alors encore très américain, majoritairement produit dans le Sud des États-Unis, et très lié à la culture rap underground.

Puis vers 2017-2018, le phonk évolue vers un son plus électronique, presque illbient, comme sur ce morceau viral de Ghostemane, « Mercury ». Mais c’est au tournant des années 2020 que ça part réellement en vrille et qu’un nouveau phonk fait son apparition, profondément inscrit dans le succès de TikTok. Cette fois-ci les producteur-ices viennent d’un peu partout dans le monde, mais surtout d’Europe de l’Est, du Brésil et d’Argentine. En Russie, cela faisait alors déjà quelques années que le son de Memphis était devenu la bande-son officielle des rassemblements de drift en Lada, comme l’atteste cette vidéo. Et à force, on va obtenir un cocktail bagnoles qui dérapent + DJ Paul qui parle de cadavres qui va lui-même générer une trend improbable : le drift phonk. Les adeptes du genre reprennent alors les tics du rap de Memphis, notamment les cowbells pitchées de la TR808, pour les adapter à la création de contenu : cela va générer des millions de vues et faire évoluer le phonk vers de bien d’autres horizons. 

Sur TikTok, se multiplient les edits, signés par des Russes, qui mettent en scène des voitures japonaises à propulsion des années 1990 en train de faire crisser la gomme sur un son phonk de plus en plus étranges. Le drift phonk, bien qu’il se fonde sur sur un principe assez invraisemblable, devient un phénomène immense charriant des enjeux commerciaux colossaux : c’est un contenu viral par excellence. L’industrie musicale met un petit temps à flairer le coup, mais depuis on ne compte plus les projets phonk sponsorisés par des majors. La franchise Fast&Furious a ainsi sorti une tape drift phonk en 2022, sur laquelle on retrouve à la fois les producteurs russes les plus en vogue et Juicy J de la Three 6 Mafia. Le traitement phonk s’invite même sur les productions très mainstream et calibrées de la K-Pop, comme sur la basse du refrain de « like JENNIE » de JENNIE, produit par l’inévitable Diplo.

Au fur et à mesure, le phonk est devenu plus abrasif, plus direct, et s’est acoquiné avec d’autres genres pour former des sous-catégories plus ou moins intéressantes, comme la phonk-house ou la wave-phonk. En gagnant cette énorme popularité, le phonk a à la fois perdu de son originalité et suscité de nombreuses expérimentations, dans un cadre de production où l’Occident est quasiment marginalisé. Il faut néanmoins mentionner le label américain Black 17, qui joue un rôle clé dans la financiarisation de cette vague hyperconnectée, en procédant notamment au clearing des droits d’auteurs des samples utilisés dans les productions phonk de ses artistes et en créditant directement les rappeurs de Memphis cités sur les morceaux, comme sur ce hit de Kaito Shoma. Il reste que tout va très vite dans ce monde phonk global, et que ça part dans tous les sens. De jeunes producteur-ices du Kazakstan produisent des tracks aux basses renversantes en samplant Kingpin Skinny Pimp, se font remixer par des DJ brésiliens, avant que ne soit mise en ligne quelques semaines plus tard une version chopped and screwed du titre . Tout en sachant que tout cela se retrouve de toile de fond sonore à des contenus divers et variés, du hashtag masculiniste #sigma repris par Andrew Tate aux chorégraphies innocentes d’adolescent-es dansant dans leurs chambres en passant par les compilations de dribbles de Lionel Messi. 

Au niveau du son, le phonk connaît une évolution analogue à celle du dubstep vers 2010, alors en pleine transatlantique, quand Skrillex est devenu la figure majeure mais contestée du genre. Et ils étaient à cette époque nombreux, ces fétichistes du label Hyperdub et des productions enfumées de Zomby, à se lamenter sur cette nouvelle version braillarde et populaire du dubstep, aux basses tortueuses et saturées, flirtant avec le mauvais goût. De la même manière, le phonk devient de plus en plus énervé et jusqu’au boutiste avec des formes de saturations moins lo-fi que brutales, excessives. Il semble à peu près évident que les producteurs du phonk binaire et sommaire d’aujourd’hui, qui concentrent tous leurs efforts sur les drops et le sound design, sont inspirés par les franges les moins fréquentables du dubstep. Ce sont sans grande surprise ces titres aguicheurs qui forment la partie la plus visible de l’iceberg phonk quand on se balade sur les playlists curatées par les plateformes comme Spotify ou YouTube.

Face à cette évolution, certains journalistes et DJ ont décidé qu’il était temps de donner une bonne leçon de morale à tous ces collégiens qui s’enjaillent sur des basses downsamplées et exagérément saturées. On retrouve par exemple sur Pitchfork cet article assez ridicule dans lequel on nous fait le récit du déclin du genre. Pire, on nous explique que les producteur-ices de phonk actuel sont tout bonnement des mercenaires dénués d’intérêt pour la musique, qui ne cherchent qu’à générer le plus de vues possible et, ainsi, des revenus maximaux. Ce mirage de la pureté et de l’authenticité en musique est une impasse bien connue (coucou Agnes Gayraud), et cette critique est inopérante et malvenue pour essayer de comprendre ce qu’est le phonk d’aujourd’hui (cela reviendrait à disqualifier rétrospectivement la house en 1992 sous le prétexte qu’elle était populaire et parfois produite dans le but de vendre, ou à ne plus écouter Joe Lewis parce que c’était un filou). 

Les éditorialistes bon ton de « l’électro » s’arriment en fait à une conception occidentalocentrée et surannée des avant-gardes et de leur place dans le grand récit de l’histoire musicale. Cela ne tient plus. Comme le Zaag Kick de festival EDM, le phonk des années 2020 et son accroissement intimement lié aux algorithmes montre la curiosité d’un large public pour des formes sonores abrasives et expérimentales. On écoute là, bien loin du GRM et des Instants chavirés, une forme de noise vernaculaire, fabriquée à la va-vite sur Fruity Loops à grands coups de distorsion, de synthèse à table d’onde et de downsampling.

Cette nouvelle vague phonk est même parfois passionnante. On vous recommande notamment la dernière tendance massive, le Brazilian phonk, qui se mêle au b-funk apocalyptique de São Paulo, le funk bruxeira popularisé par DJ K, ainsi qu’à sa version plus musclée, l’automotivo, axée sans surprise sur la culture bagnole et les caissons de basses. Le mariage est logique vu la proximité des sonorités de ces styles et de l’ambiance globalement sordide. Il y a aussi un aspect phonétique assez amusant, car les échantillons ciselés d’acapella en portugais brésilien et les quelques samples en langues slaves se ressemblent vraiment, comme en écho à la géographie éclatée du genre. Au final, de Tommy Wright III, et de ses imitateurs contemporains, comme DJ Smokey, il ne reste plus que des textures cradingues passées à la moulinette digitale, dans un contexte post-brostep complètement saturé de drops. Certes, il y a beaucoup de déchets, mais dans la masse de contenus phonk, de nombreux morceaux sont vraiment incroyables, mêlant énergie revendicative skrillexienne, sound design abusif et groove halluciné. Dans les versions ultra slowed qui circulent, on retrouve la stratégie de ralentissement chère à DJ Screw, agrémentée d’un travail sur l’aliasing numérique et la saturation qui me rappelle les productions les plus radicales de l’illbient sur sampler E-MU

C’est simple : tout ça me fout en transe. Une horde de jeunes producteur-ices issus des marges de l’Occident, armé·es de leurs laptops blindés de VST craqués, font péter les oreilles des pseudo-sages de la musique électronique et des collectionneurs des tapes rares de Memphis. Je vous invite donc, avec cette courte playlist indicative, à essayer une nouvelle fois d’écouter ce phonk turbulent et jubilatoire, faisant la part belle aux sons distordus, mécaniques, arides et glauques. C’est rare, il se passe un truc !

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