Certains albums traversent le temps, gravant leur empreinte dans le marbre d’une époque, d’une scène musicale, voire d’une génération entière. D’autres, tout en accomplissant ce tour de force, demeurent des joyaux précieux, connus principalement des initiés et des passionnés. Wala Wala Bok ?, le chef-d’œuvre séminal du groupe sénégalais Pee Froiss, paru initialement en 1996, s’inscrit sans conteste dans cette seconde catégorie. Sa récente réédition par le label californien Preference Records offre une occasion inestimable de (re)découvrir et de réévaluer une œuvre fondamentale du rap sénégalais et, plus largement, ouest-africain.
La quasi-totalité des paroles de Wala Wala Bok ? sont en wolof, la langue la plus parlée au Sénégal, ce qui plonge l’auditeur dans un univers linguistique et culturel fortement enraciné. Cette immersion constitue l’un des fondements de l’identité dite « Rap Galsen », mais elle exige également une compréhension fine du contexte et des allusions pour saisir la portée de ses textes. Au fil des titres, le groupe brosse le portrait d’une jeunesse en quête de sens, tiraillée entre modernité pressante et mémoire collective, entre revendication politique et aspiration personnelle.
Pour celles et ceux qui ont grandi dans les ruelles de Dakar, bercés par les sillons de cette cassette devenue mythique, cette réédition est une véritable madeleine de Proust. Elle ramène non seulement aux sonorités et aux préoccupations d’une période charnière, mais invite surtout à se replonger dans le bouillonnement socio-culturel d’une capitale en pleine effervescence. À une époque où les mutations économiques et sociales bousculaient les repères, Pee Froiss s’est imposé comme l’une des voix les plus singulières et les plus nécessaires pour raconter le quotidien et les espoirs d’une génération.
Au cœur de Dakar, au milieu des années 1990, la ville bruisse d’une énergie liée aux frustrations et aux espoirs d’une jeunesse en pleine mutation. L’écho de la dévaluation du franc CFA en janvier 1994 résonne encore dans les rues : les politiques d’ajustement structurel ont fragilisé les services publics et le marché de l’emploi, laissant de nombreux diplômés sans perspectives claires. C’est dans cette atmosphère de tension et d’interrogation que la culture hip-hop s’est imposée comme la voix des jeunes, offrant un exutoire sonore aux colères muettes et aux aspirations naissantes.
Porté par Positive Black Soul (PBS), véritable locomotive du mouvement à Dakar, le slogan « Boul Falé » (« Ne t’en fais pas, trace ta route ») devient le mot d’ordre d’une génération en quête d’autonomie. En signant sur Mango, filiale d’Island Records, les membres du groupe, Amadou Barry (Duggy Tee) et Didier Awadi, originaires des quartiers plus aisés, propulsent ce mantra jusqu’à l’international, insufflant un vent d’optimisme dans la scène locale et validant la puissance créative d’un rap encore méconnu hors de ses frontières.
Si les prémices du rap sénégalais étaient souvent associées aux classes moyennes, le milieu des années 1990 marque un tournant. Les voix issues des quartiers populaires s’affirment alors avec force. L’expression musicale de la culture hip-hop s’’impose alors comme un langage identitaire et un laboratoire social pour ces quartiers. Des quartiers comme Fass, le berceau de Pee Froiss, deviennent les épicentres de cette nouvelle vague, porteuse d’un « rap hardcore » et « underground ».
C’est donc dans ce terreau fertile que le parcours de Pee Froiss (Posse des Froissés) incarne cette dynamique complexe. Le nom est une bannière. Cette dimension est renforcée par l’acronyme F.R.O.I.S.S. : Front Révolutionnaire Organisé pour l’Instauration d’un Système Saint. Fondé en 1993, le noyau dur est composé de Xuman et Daddy Bibson. Le groupe se distingue rapidement par la finesse de sa plume, son sens aiguisé des formules percutantes et sa vision critique de la société sénégalaise. Avec l’arrivée de nouvelles voix apportant des couleurs et des sensibilités complémentaires, l’identité sonore et humaine du groupe s’enrichit et se complexifie. La chanteuse Sistah Joyce apporte une présence féminine notable et bienvenue dans un milieu hip-hop encore très majoritairement masculin, tandis que Kool Koc 6, avec son flow particulier et ses inclinaisons mélodiques, offre une touche distincte. Il est d’ailleurs intéressant de noter que certains pionniers de la scène créditent Kool Koc 6 d’avoir potentiellement été le premier à enregistrer un morceau intégralement en wolof, illustrant la complexité et la subjectivité des « premières fois » dans l’histoire orale encore largement à écrire du rap galsen. L’alchimie du groupe doit cependant beaucoup à l’apport technique et musical de DJ Gee Bayss. Cette formation, qui enregistrera l’album Wala Wala Bok ?, développera rapidement une identité puissante, revendiquant une conscience sociale aiguë et un ancrage linguistique fort.
La production de Wala Wala Bok ? est révélatrice des dynamiques collaboratives et des contraintes économiques qui caractérisaient la scène musicale dakaroise au milieu des années 90. L’album est produit par PBS Productions, la structure naissante fondée par Positive Black Soul. Cette implication témoigne de la volonté des pionniers de réinvestir leur succès pour structurer la scène locale, soutenir les groupes émergents et créer un écosystème favorable à l’éclosion de nouveaux talents. Awadi et Duggy Tee assurent également la direction artistique de l’album, apportant leur expérience, leur vision et leur oreille aguerrie. Musicalement, Wala Wala Bok ? se distingue par un son à la fois dépouillé dans ses moyens, mais étonnamment riche dans ses textures, emblématique de l’urgence et de l’inventivité de l’époque. Les arrangements, bien que reflétant les contraintes de production artisanale, témoignent d’une ambition et d’une originalité indéniables.
L’audace de l’album réside dans cette fusion réussie entre la rigueur des beats et la chaleur organique apportée par les musiciens additionnels. Harmonies subtiles, contrechants colorés au style jazz, accents poignants de soul music, tandis que le djembé de Lamine Touré injecte une pulsation africaine terrienne et vibrante. Les voix de Sistah Joyce et Kool Koc 6, en plus de celles de Joe Mbaye et Bossou Diop, enrichissent les harmonies et apportent des nuances mélodiques qui contrastent avec la verve des rappeurs. L’ensemble dégage une atmosphère unique, un « boom-bap à la sénégalaise », où l’énergie brute du « fait maison » se confronte à une recherche musicale affirmée, créant un écrin sonore à la fois percutant et immersif, parfaitement adapté aux textes engagés du groupe.
Sur le plan thématique, Wala Wala Bok ? se distingue par son réalisme cru, son acuité sociale et son refus de la complaisance. Le titre de l’album, Wala Wala Bok ?, est une interpellation directe et familière issue du langage des jeunes Dakarois. Il se traduit par « Alors, t’es des nôtres ou pas ? », « Alors, qu’est-ce qu’on dit ? » ou encore « Tu fais partie du mouvement ou non ? » fonctionne comme un cri de ralliement, une question ouverte posée à l’auditeur sur son appartenance, son engagement et sa place au sein de la société. Son impact fut immédiat et durable, le titre devenant une expression populaire, un véritable manifeste identitaire pour une génération.
Les morceaux qui composent l’album plongent sans concession dans les réalités sociales et les préoccupations de la jeunesse sénégalaise de l’époque. La prévention face aux IST et au VIH/SIDA, un sujet crucial, est abordée avec franchise dans « Bitabane». La précarité, la corruption et la critique acerbe du pouvoir politique sont au cœur de « Deuk Bi » (Le Pays). Le poids de l’histoire, notamment celui de la colonisation et de ses séquelles, est évoqué dans « Les Cauris ». Les rêves d’ailleurs, l’envie d’évasion face à un horizon bouché, transparaissent dans « Sons of da Sun ». L’affirmation de soi, la fierté et la résilience sont clamées haut et fort dans « Makowax » (« C’est moi qui l’ai dit / c’est moi qui l’ai fait »). Enfin, la violence endémique, qu’elle soit physique ou symbolique, est dénoncée dans « Bogulu ».
C’est le portrait sans fard d’une « génération sacrifiée », lucide sur son sort : le chômage qui frappe malgré les diplômes obtenus, la difficulté quotidienne à joindre les deux bouts, la profonde désillusion face aux promesses non tenues des politiques et aux dysfonctionnements de l’État. Ce « rap engagé » analyse, dénonce, questionne et interpelle les consciences. Cette exploration thématique courageuse et sans filtre témoigne de la fonction que Pee Froiss, et plus largement une frange significative du rap sénégalais de cette époque, assigne au genre : être un miroir critique de la société, une plateforme pour exprimer les frustrations, les aspirations et les contradictions d’une jeunesse souvent marginalisée, mais éminemment consciente des enjeux qui la traversent.
Sorti uniquement sur cassette audio en 1996, le format dominant et le plus accessible pour la diffusion musicale locale à l’époque, Wala Wala Bok ? connaît un succès local retentissant. L’album circule largement dans les quartiers populaires, copié de main en main, diffusé en boucle par les radios indépendantes naissantes et les « xoumbeuls » qui animent les après-midis et les soirées dakaroises. Il devient rapidement la bande originale d’une jeunesse qui se reconnaît pleinement dans ses textes incisifs, son énergie brute et son authenticité revendiquée.
Malgré cette popularité locale indéniable et son statut d’album culte au Sénégal, Wala Wala Bok ? n’a pas bénéficié, à l’époque de sa sortie initiale, d’une distribution internationale structurée. Sa reconnaissance est donc restée largement confinée aux frontières sénégalaises et au cercle des connaisseurs avertis du rap africain.
La suite de l’histoire du groupe Pee Froiss est marquée par des évolutions et des départs significatifs, reflétant les trajectoires complexes des artistes évoluant dans une scène en pleine structuration. Daddy Bibson quitte le collectif peu de temps après la sortie de l’album. Il fonde brièvement le groupe Fetentaan avant de rejoindre Rap’Adio, autre formation majeure de la scène hardcore dakaroise, pour leur album culte et controversé Ku Weet Xam Sa Bopp (« Celui qui est seul connaît sa propre valeur »). Pee Froiss, bien qu’amputé de l’un de ses membres fondateurs, mais toujours solidement mené par la verve de Xuman, le flow de Kool Koc 6 et les explorations sonores de Gee Bayss, poursuit néanmoins sa carrière avec succès. Le groupe sortira plusieurs autres albums importants, tels que Affair Bou Graw en 1997 ou Konkérants en 2003, qui affirmeront leur identité musicale singulière et leur pertinence continue sur la scène locale et internationale.
Malgré ces trajectoires individuelles divergentes, qui illustrent la complexité des voies de professionnalisation et d’expression au sein de la foisonnante scène Galsen, Wala Wala Bok ? demeure l’acte de naissance fondateur du groupe, l’instant unique où l’alchimie particulière de cette formation originelle a été capturée pour la postérité. L’album reste une photographie sonore inégalée de l’énergie brute, de l’urgence créative et de la conscience sociale aiguë qui animaient Pee Froiss et une partie significative du rap sénégalais au milieu des années 1990.
La réédition de l’album par le label de Los Angeles, Preference Records, vient donc combler une lacune importante dans la discographie accessible du hip-hop mondial et africain. Elle permet de sortir cet album majeur du cercle restreint des collectionneurs et des mémoires locales pour le proposer enfin à un public international curieux de découvrir les racines et la diversité du rap du continent.
Plus d’un quart de siècle après sa sortie initiale, Wala Wala Bok ? reste étonnamment d’une force et d’une fraîcheur intenses. Sa pertinence sociale, la justesse de ses observations sur les réalités urbaines sénégalaises et la puissance de sa critique politique n’ont rien perdu de leur acuité. Bien au contraire, certains thèmes abordés résonnent avec une actualité troublante. C’est un document sonore précieux, un témoignage direct et sans fard des débuts du rap sénégalais.
Mais au-delà de sa valeur documentaire, Wala Wala Bok ? est surtout une œuvre artistique majeure, cohérente et puissante. Sa structure soignée, ses textes percutants et ses productions inventives qui marient avec brio les influences globales et les sonorités locales en font une pièce maîtresse du patrimoine musical africain. Sa redécouverte s’impose non seulement aux passionnés de musique hip-hop mais aussi à quiconque s’intéresse aux expressions culturelles vibrantes et signifiantes qui naissent de la confrontation féconde entre le local et le global, et qui façonnent et racontent notre monde contemporain avec une authenticité désarmante. Un classique intemporel dont l’écho continue de résonner.