Travaux pathiques : soignons‑nous grâce à la musique outre‑californienne

V.A. Lost Coast: Some Visionary Music from California, 1980–1992
Goaty Tapes, 2025
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Musique Journal -   Travaux pathiques : soignons‑nous grâce à la musique outre‑californienne
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Dimanche dernier, j’étais au volant d’un tracteur dans un vallon, et je me suis lancé sans crier garde dans un concours de figures. Si je pensais maîtriser l’engin, j’ai finalement perdu. Après un tonneau effrayant, tout en cherchant mes lunettes, le séant collé dans l’herbe, je me suis demandé comment allait muter mon corps endolori le temps de la guérison. Je me suis alors tout simplement projeté dans la dimension pathique de mon être. Les lecteur-ices francophones connaissent peut-être ce concept à travers l’usage qu’en fait le philosophe Henri Maldiney. Mais j’ai découvert pour ma part cette manière de rendre dynamique la souffrance chez Viktor Von Weiszäcker, un autre suiveur de Heidegger. Ce médecin allemand donne, dans son ouvrage Pathosophie, initialement paru en 1956, toute son ampleur à une anthropologie qui place la douleur, comme processus, au cœur de l’analyse. Vous me voyez venir, je vais donc parler aujourd’hui de musique et de soin, des sons et de leur dimension pathique, pour prolonger une série entamée voici plusieurs années dans Musique Journal.

Les nombreux musicien-nes qui se lancent dans l’artisanat new-age au gré de la démocratisation du home studio à partir des années 1980 donnent un cadre parfait à cette enquête. Et alors que je me remets de ma cascade rurale, j’ai réellement besoin de cette tendresse sonore exprimée le long de nappes de synthétiseurs enregistrées avec les moyens du bord. Attention, car clairement on entre dans des territoires balisés par une blanchité parfois écœurante, dont les tendances à l’exotisme cheap s’avèrent carrément problématiques. Mais à l’heure des influenceurs chamaniques qui viennent monétariser le mysticisme dans le cadre de l’entrepreneuriat généralisé, je dois avouer que, par contraste, ces maladresses new-age me font du bien.

Ce territoire sonore a été exploré en long, en large et en travers ces quinze dernières années, notamment du côté de Music from Memory ou Light in the Attic, deux labels majeurs du digging récent. Certes, une partie de ces archéologues du new-age n’extraient parfois que de la musique de fond, mais on trouve néanmoins quelques initiatives sérieuses, comme celle portée par l’artiste et curateur californien Zully Adler. Ce dernier a fondé son label Goaty Tapes à la fin des années 2000 alors qu’il était encore au lycée. Si au départ, son catalogue était principalement composé de K7 de bedroom pop à l’esthétique résolument basse fidélité (comme ce très bon opus de Zully lui-même sous son alias Banana Head), le label s’est depuis recentré vers une longue généalogie des bricolages sonores cosmiques états-uniens, entre vagabondages stellaires et muzak dilettante

La compilation dont on parle aujourd’hui est l’aboutissement de cet intérêt sincère que Zully Adler porte à cette musique, qui s’apparente à la toile de fond d’une certaine Californie. Car l’État le plus peuplé des USA a toujours été un Janus à deux visages, à la fois copieusement bling et complètement branque, Beverly Hills et Charles Manson. L’outre-Californie qui nous intéresse ici a la forme d’un laboratoire beatnik géant : on la devine dans les innombrables tentatives de vie en communauté, ou d’expérimentations en solo à la limite de la clochardisation. Et l’on croise là, depuis les années 1960, un paquet de charlatans célestes en sandalettes, parfois dotés d’un génie musical certain, comme Charlie Nothing. Adler avait déjà consacré une sorte de monographie à ce dernier, qui illustre bien l’idée que c’est en arrivant sur la côté Pacifique que « the nuts stop rolling ». 

C’est donc ce psychédélisme qui a pris cher qu’on découvre sur Lost Coast, un ensemble de dix morceaux paisibles et diaphanes composés en 1980 et 1992, initialement parus en K7, puis retrouvés dans des contextes parfois rocambolesques. Une des tapes a par exemple été exhumée lors d’une visite sur le ranch d’un ancien dealeur de mescaline, tandis qu’une autre a été ramassée à l’extérieur d’un magasin de gemmes magiques. On identifie au fil des plages un musicien de session de Dave Brubeck, de la musique cabalistique ou un artiste proche du circuit DIY/fanzine. Mais on reconnaît aussi quelques figures moins confidentielles, comme Lee Underwood, guitariste attitré de Tim Buckley – dont l’excellent disque produit par Steve Roach, sur lequel il est accompagné par Kevin Braheny Fortune, gourou du synthétiseur Serge, a d’ailleurs récemment été réédité par Drag City. Darrell DeVore figure également à l’affiche, lui dont Goaty Tapes a déjà édité deux superbes compilations (ici et ), et qui est une sorte de Charlie Nothing flûtiste qui avait participé au collectif d’improvisation Pygmy Unit (certes, ce nom de groupe est craignos, mais la musique est géniale). 

Au fil des écoutes de cette œuvre collective, je retrouve la dimension pathique dont je parlais plus haut. Ce qui unit cet ensemble de morceaux hétérogènes mais parfaitement choisis, c’est à la fois la vision et le soin. On perçoit là une musique portée par une éthique de l’attention, l’attention des auditeur-ices comme celle des créateur-ices. C’est comme si se logeaient là des formes d’expression vernaculaire du concept de deep listening de Pauline Oliveiros. Dans cette Californie des années 1980 où viennent s’échouer les renégats de tout le pays, émergent des formes de care bricolé pour ceux qui n’arpenteront jamais Sunset Boulevard (ou du moins, pas en chaussures). De fait, quand il n’y a pas d’État providence, quand on n’a plus rien et qu’on peut donner son sang contre quelques dollars, quoi de plus logique que de « surrender to the universe », comme Terry Garthwaite le clame dans son morceau « Sacred Within »?

La compilation nous transporte donc dans les méandres d’une contre-Californie en descente de psychotropes, qui se soigne comme elle peut, dans un monde ou les musiciens de session n’ont plus la force de jouer des notes, où les bandes d’enregistrements vagabondent toutes seules et où l’on se fabrique des instruments de fortune pour continuer à souffler et à exister malgré tout, entre le désert, l’océan et deux freeways. C’est une musique qui soigne, mais qui nous projette aussi dans un processus de guérison par la vision, où le détour par l’imaginaire permet d’agir positivement sur le réel. C’est le chamanisme bricolé et tendre de ceux qui n’ont plus rien, si éloigné de l’industrie des soins alternatifs d’aujourd’hui.

Viktor Von Weiszäcker, dans son anthropologie pathique, insiste sur « ce qui est éprouvé», sur la dimension active de ce qui advient dans la souffrance. La pathologie n’est alors pas juste une fêlure douloureuse et subie, mais un processus actif auquel la musique, la vision et l’imaginaire prennent part. L’être pathique est un être mouvant, propice à la métamorphose, et j’ai envisagé cette compilation comme la bande-son parfaite pour panser toutes formes de plaies – et dans mon cas, pour me remettre de mes cabrioles en débroussailleuse autoportée.

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