Le sophisti-zouk et les preuves de son existence, données par Jean-Jacques Gaston

Dissonance, Jean-Jacques Gaston, Jean-Michel Rotin Preuves de l'existence du sophisti-zouk
Playlist YouTube, 2000-2016
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Musique Journal -   Le sophisti-zouk et les preuves de son existence, données par Jean-Jacques Gaston
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Mes récentes pérégrinations antillaises pour Musique Journal m’ont amené à apercevoir des personnages que je ne connaissais que trop bien – ce qui ne m’a pas empêcher de les recroiser avec joie – mais aussi des inconnu·es, ma connaissance du zouk restant tout de même très parcellaire. L’un d’eux, le très élégamment nommé Jean-Jacques Gaston, mentionné lors de mes rêveries uchroniques, a déverrouillé une partie de la map qui ne m’était jusqu’ici pas accessible. Jusqu’à maintenant, mes sens n’étaient pas encore assez aiguisés pour pouvoir emprunter ces sentiers, chemins de traverse oniriques et étonnants. Dans ces sillons, le zouk devient liminal, il dit l’absence dans sa manière de mettre en son. La texture est chaude comme un mirage, numérique mais surtout lointaine, à une distance mal définie. On s’y languit sans cesse et les affects doux-amers s’expriment dans des arrangements racés et flottants, sans tonitruance, psychédéliques presque. C’est une proposition émancipatrice, un zouk qui se rêve autrement suave et mélancolique, qui s’affranchit sans douleur de son corps pour évoluer vers autre chose.

Si la discographie de cet autre J.J.G. est riche, c’est dans sa dernière sortie en date (2016), la plus modeste et anecdotique en apparence, que m’est apparue l’évidence de son sophisti-zouk transcendant. Itinéraire est un EP de trois titres où Jean-Jacques Gaston convie des collègues confortablement installés et ce depuis un moment – comme Frederick Caracas, bassiste de Kassav’ au début des années 1990, par exemple – à l’épauler dans ses expérimentations crève-cœur. Le rôle du J.J.G. producteur est trouble ici, les crédits ne disent pas vraiment ce qu’il a fait. Permettez-moi d’y prêter peu d’attention : ce sont ses compos, ses paroles, alors assumons qu’il doit faire ce qu’il gère le mieux, à savoir rider le studio et insuffler sa vibe. Il a surement mixé et édité le tout, en solitaire peut-être, rajouté une foule de détails extravagants. Disons qu’il chapeaute l’histoire, et je l’imagine bien à l’aise avec ce personnel qui évolue d’une chanson à l’autre.

J.J.G ne chante pas sur Itinéraire donc. Plus étonnant, ce sont trois chanteurs différents et pas des moindres qui viennent poser sur chacun des morceaux : Jacques D’Arbaud aka l’homme à la voix d’or (qui a déjà chanté pour Jean-Jacques Gaston) sur « Stanley », Patrice Coyo sur « On Momen Love » et le sérénissime Jean-Michel Rotin sur « Marijan ». Ces trois chansons sont des exécutions parfaites, rien à redire, mais il est clair que c’est la dernière qui fourni l’étincelle : zouk et new jack, un peu néo-soul (c’est moi où il y a un petit truc D’Angelo par moment ?), bien plus que la somme de tout cela, elle est parcourue de détails et ruptures inattendues, pleines d’arpèges douces et d’ostinati en HD qui pourraient sonner un peu rincées mais disent en fait une certaine sincérité. J.J.G. sculpte la boîte à rythmes avec un scalpel et l’expose crûment, les synthés séquencés de Rotin viennent s’y lover-lover, et constituer un flux presque IDM contrastant avec le velouté des voix, du Rhodes, de cette guitare délicate. C’est strictement l’hallu, cette nudité forte et sans peur, comme si une multitude de lignes se chevauchaient, rien que pour nous, parlant sans filtre d’un désir enfoui qui ressortirait un peu à l’improviste, aidé par toute cette audace céleste.

« Marijan » pose donc pour moi la possibilité d’un zouk autre, sûrement ce vers quoi des précurseurs comme messieurs Gaston et Rotin ont toujours tendu ; le zouk love à son paroxysme, un emo-zouk dont Patrick Saint Eloi est par exemple un des chantres, comme je vous laisse le constater sur ce « Mi Beso » baignant dans les vapeurs, en duo avec Frederick Caracas. Mais Itinéraire m’a aussi permis de découvrir Patrice Coyo, ou plutôt la voix de Patrice Coyo, et même la voix de Patrice Coyo dans le contexte de son groupe, Dissonance, équipe que j’installerais comme ça, un peu à la louche, parmi les acteurs importants de ce zouk chic, boisé et synthétique, dont leur album Konsonans est d’ailleurs un parfait manuel.

Mais on est pas là pour faire des ronds dans la zone de confort et je vais plutôt vous emmener à l’étage supérieur, dans le zouk sophistiqué qui commence à perdre de vue le projet initial. « Do Virgule Sol » figure sur L’air du temps ?, un album que le groupe a sorti en 2000 et qui fleure bon la perte de sens commun, sur lequel l’autre grand architecte de Dissonance, le claviériste Rudy Benjamin, se la donne comme jamais. Composé par un forceur de studio dénommé Franck Curier, ce morceau au nom programmatique est devenu une obsession : soft prog, jazzy (je pourrais dire fusion mais cela ne recouvrirait que partiellement l’extravagance de cette musique), caribéenne et MIDI, cette monstruosité inédite n’a de sens que dans le jardin d’Adibou. Franchement les 45 premières secondes sont intouchables, c’est un fantasme concrétisé. Le titre de l’album et la pochette sont déjà un sommet, mais si on se prend les parties de cuivres en même temps, c’est téléportation direct dans une histoire de Claude Ponti !

Pour finir : sur Itinéraire figure aussi un guitariste génial qui, si l’on parle jazz, prog et psychédélisme en Guadeloupe, est incontournable. Philippe D’Huy est décédé en 2014, mais son nom figure pourtant sur un EP de 2016 – aléas des sessions d’enregistrement et des processus parfois longs menant à l’édition d’un disque. De son album Constatations, Contradictions., sorti en 1978, aujourd’hui introuvable et donc soumis à une très forte spéculation, je ne connais que « Song For J.A. » et cela me suffit pour me faire une idée de feu le loustic. J.J.G., ce producteur toujours à la pointe ne s’y est pas trompé, et a carrément laissé le guitariste tricoter sans filet sur son album Mister J, ce qui donne des choses aussi improbables que l’interlope morceau éponyme, ou un « Psycho-Zouk » qui ne veut pas choisir entre new beat et zouk. Plaisir !

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