Ne méprisons plus la période eurohouse d’Amanda Lear !

Amanda Lear Les années europop/eurohouse
Playlist YouTube, 1993-2008
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Musique Journal -   Ne méprisons plus la période eurohouse d’Amanda Lear !
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J’ai rencontré les musiques électroniques au début des années 2000 alors que j’étais au collège. J’étais à l’époque un féru de grindcore, comme je vous l’ai déjà raconté ici. Je n’aimais pas spécialement ni la techno ni la house, que j’associais alors, dans une forme de virilisme underground un peu bête, à une sorte de musique dégradée et très mainstream. Pourtant, en deux ou trois chocs esthétiques, je suis devenu en entrant au lycée un activiste bloghouse convaincu. Je vais vous parler de la place d’Amanda Lear dans cette histoire, et sur ma découverte récente de quelques titres qu’elle a enregistrés entre 1990 et 2010.

Car c’est en écoutant une compilation des morceaux qu’on entendait dans « Tout le monde en parle », que j’ai découvert sa reprise de « Love Boat ». Bien loin de mes intérêts musicaux de mon adolescence, le parfum d’irrévérence mondaine de ce titre m’attirait pourtant et disait peut-être quelque chose de mes propres interrogations vis-à-vis de ma masculinité. Cette version par Amanda Lear du thème de la série « La croisière s’amuse », initialement chanté par Jack Jones, puis par Dionne Warwick (dans une tonalité musclée et sensuelle), devenait alors mon petit secret. J’avais du mal à comprendre, et encore plus à partager, mon amour pour cette version europop rythmée sur laquelle le timbre de voix si particulier d’Amanda, en anglais, en français, en italien et en allemand est accompagné de percussions outrageusement filtrées et d’une section rythmique cliché et sans pitié. Quoi qu’il en soit, la voix de la chanteuse s’imposait en moi comme un malin génie qui me soufflait des perspectives divergentes et complémentaires du grand récit de la techno lettré et underground, et devenait la puissance narrative profondément camp, façon Patrick Mauriès, qui s’installait dans mon inconscient musical.

Je n’ai pas la prétention de revenir sur la biographie détaillée de l’intéressée, qui est de toute façon un exercice aussi impossible qu’inutile, puisqu’elle n’a jamais cessé de semer le trouble sur ses origines, alternant et maniant plusieurs récits pour défaire tout processus d’identification. Ce que l’on sait d’Amanda, c’est qu’elle fut une muse androgyne, une reine du disco, une icône gay, une star de la télévision, et si vous voulez en savoir plus, je vous invite à lire sa très complète page Wikipédia. Toute sa vie elle s’est réinventée pour déjouer les pièges de l’identité, et elle a utilisé le trouble, dans le genre et la généalogie, comme pouvoir et comme énergie créatrice. Et même si on la connait surtout en France pour sa fréquentation des plateaux les moins enviables du PAF, j’ai envie de donner une dimension queer à la manière qu’elle a eu de modeler sa vie comme elle l’entendait, sa façon de tordre le cou aux assignations identificatoires qui se sont focalisées sur son âge, son origine, ses parents, son sexe. Finalement, je trouve ce passage naïf et plein d’espoir politique de Guillaume Dustan très à propos pour la décrire : « Queer = bizarre. Queer = tout le monde. Queer = sortir du moule blanc propre sur soi culpabilisé pas de corps. Et : hétéronormé. Et : pas autonormé.». 

On connaît de la chanteuse ses débuts et principalement sa carrière disco, portée par son tube d’épouvante erotico-kitsch « Follow Me », sorti en 1978. La suite semble serpenter entre euro-schläger produit à la chaîne pour le marché allemand et comeback disco pas toujours convaincant. Pourtant, il me semble qu’on regarde souvent un peu de haut sa production musicale, reléguée au statut de grigri amusant de la période Palace. De mon côté, je reçois sa musique comme une expression d’un daimôn insaisissable qui viendrait compliquer l’histoire des musiques électroniques en déjouant les clivages savant/populaire, masculin/féminin et surtout authenticité/superficialité. Dans l’Antiquité grecque, le daimôn désigne la figure du démon, mais aussi une présence spirituelle à l’identité invérifiable, qui conspire et souffle à nos oreilles toutes sortes de controverses. Platon mentionne que c’est cet esprit démoniaque qui inspire ses réponses à Socrate, le roi incontesté de la répartie au cinquième siècle avant notre ère. 

Le daimôn à la sauce Amanda Lear peut ainsi être entendu comme un principe de désidentification queer, un langage musical à l’identité floue fomentant quelques sales coups contre les normes, dans le but de faire craquer les binarités. À un niveau plus personnel, depuis ma découverte de sa reprise de « Love Boat », la voix de la chanteuse est un peu mon daimôn intérieur. C’est elle qui me souffle cette attirance pour la house frauduleuse et cheap des années 1990 et 2000. C’est elle qui me susurre des horizons de désirs interdits. C’est elle qui hante les clubs fantasmagoriques qui se dessinent dans mes rêves.

Cette daimônité d’Amanda, particulièrement saillante dans les effets de sa diction suave, je la trouve amplifiée dans ses morceaux eurohouse nineties, comme sur le sexy et bondissant « Everytime You Touch Me ». La théâtralité disco concède là du terrain à une narration plus directe et à mon sens plus envoûtante, bien que l’aspect camp et les intonations de cabaret soient toujours là. Sur « Alter Ego », elle expérimente avec une forme de ballade électronique aux sonorités Innovative Communication, tout en continuant à entretenir l’épaisseur de son mystère avec des paroles toujours plus confondantes :« You thought, you knew me, but you didn’t / I thought, I knew myself, but I didn’t/ It is not me, it is another me/Alter Ego Alter Ego, another me/Try to get to know me ». Mais c’est toujours comme reine de la nuit qu’elle incarne le plus parfaitement mon Jiminy Cricket pervers, comme sur l’ensemble de son disque de house gothique, cadavrexquis, qui sonne comme un film de Jean Rollin housey et coquin. Le sommet de cet album de 1993 est sa reprise de « Lili Marlène » en version à la fois baléarique, baroque, baloche et goth, soit un foutoir irrésistible et irrévérencieux qui résume toute son approche.

Le fait qu’Amanda se retrouve à faire cette musique-là n’a, en fait, rien d’étonnant. C’était déjà une icône de la nuit, et au milieu des années 1990 il y a eu un vrai moment eurohouse aux thématiques cabaret drag , y compris à un niveau très mainstream. On peut citer, par exemple, les succès (un peu navrant) de Sister Queen ou (plus réjouissant) de Sin with Sebastian (ce remix !), alors qu’on a au le droit à une version eurohouse de La Grande Zoa. Au même moment, et à un niveau plus ancré, les clubs du Marais se multiplient, et avec eux les soirées d’after. Le corollaire est qu’un certain nombre de labels émergent pour produire de la musique de nuit destinée à ces établissements. C’est d’ailleurs chez Le Marais Prod que sortiront les morceaux d’Amanda Lear du début des années 2000, à côté de compilations pour la Pride de 2000 ou de quelques oddities tout en sous-entendus. 

Cette Amanda Lear queer et excessive du tournant du millénium, ce daimôn à paillettes chic et choc, je n’y résiste pas. Qu’elle s’essaye à l’autotune abusif façon Cher sur « I Just Wanna Dance Again » ou quand elle reprend le « Copacabana » de Barry Manilow sur un instrumental d’une fainéantise extrême, je suis toujours conquis, malgré l’aspect formel très peu engageant de la musique. Je n’arrive tout simplement pas à me défaire de cette Amanda daimôniaque qui hante mon expérience de la musique électronique, au plus grand mépris des règles du bon goût. Même à l’heure du métavers RuPaul, le mystère Amanda Lear reste une brèche, une provocation, refusant toute catégorisation et toute hiérarchie, mais aussi toute stabilité dans une identité confortable. Quand elle reprend, façon jazz vocal de piano bar, le « Perfect Day » de Lou Reed, un étrange effet d’autotune très discret vient truquer subtilement sa voix, comme si jamais ô grand jamais elle ne concéderait un pouce au mirage de l’authenticité. Cette entêtement est admirable et courageux, et me donne envie qu’on lui accorde une légitimité un tout petit peu plus grande dans l’histoire des musiques électroniques en Europe. 

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