En traduisant les textes de morceaux de shaabi égyptien que j’envoyais à un ami, je me suis aperçue qu’ils avaient une chose en commun : des paroles marquées par le désespoir et le dégoût. Mon premier réflexe a été de me dire que j’avais juste un goût particulier pour les musiques qui déchirent l’âme et qui donnent envie de cracher à la gueule de toustes celleux qui m’ont trahie. Et puis au fil des recherches sur Soundcloud, où sont postés ces morceaux, souvent accompagnés des visuels d’antihéros controversés comme le Joker, j’ai compris que le sentiment si désabusé de la vie qui les unissait entre eux occupait en fait tout un pan du genre.
Bref rappel historique : des années 1920 au années 1970, la musique égyptienne était dominée par ce que l’on appelle le tarab. Le tarab, c’est un genre de musique hybride, qui évolue entre les traditions musicales néoclassiques occidentales, des traditions vocales arabes et des poèmes écrits dans une langue poétique et formelle. Les artistes tarab les plus célèbres, comme Oum Kalthoum, Moḥammad Abd al-Wahab ou Abd al-Halim Hafez, sont souvent érigés comme les représentants d’un « âge d’or » de la musique égyptienne. Vers la fin des années 1970, le tarab commence à perdre du terrain au profit d’une nouvelle forme : le shaabi. Le terme shaabi signifie littéralement « local » ou « populaire » et décrit à la fois le genre musical et son principal public : les classes sociales basses d’Egypte et en particulier la classe ouvrière. Le shaabi a pu se diffuser massivement dans le pays au cours des années 1970 à 1990 grâce au développement de la cassette, un format qui circulait en grande partie de manière illégale et se voulait accessible à tous.
L’émergence du shaabi coïncide avec un virage de la politique du président en poste depuis 1971, Anouar el-Sadate : il se tourne vers l’Occident, normalise les liens diplomatiques avec Israël, et bénéficie du soutien financier des Etats-Unis, qui supplante la longue collaboration du pays avec l’URSS. La présidence de Sadate a ainsi marqué le début d’un changement vers une économie pro-américaine, entraînant de nombreux bouleversements pour les Égyptiens, comme la très peu populaire signature des accords de Camp David de 1978. Ces accords controversés, toujours d’actualité, auront été la raison du lancement de la carrière de Shaaban Abdel Rahim, devenu célèbre grâce à son « Ana Bakrah Israil » (« Je déteste Israël » ) en 2000. Souvent censuré par les radios et chaînes télé du gouvernement pour ce brûlot, ou d’autres titres de son répertoire visant les Etats-Unis et les Etats arabes qui collaboraient avec eux, Shaban Abdel Rahim est devenu le chanteur de l’absurde par excellence, se pliant parfois à la censure (« J’adore Moubarak » dira-t-il suite à « Je déteste Israël » dans ce même titre), mais toujours avec humour et sarcasme.
Bien que les chansons de shaabi transmettent en général une ambiance festive, les chansons tristes ont elles aussi rencontré un succès important, grâce à un public avide de ces sentiments amers. Cette variante cafardeuse n’apparaît pas dès les débuts du shaabi égyptien, mais au fil des décennies qui suivent. Le dépit et la frustration caractérisent ainsi un style d’affects propre aux années 1990 et 2000, chez des artistes comme Abdel Basset Hamouda et Ahmad Shiba. Le pays est alors passé dans l’ère Moubarak, du nom du successeur de Sadate jusqu’aux révolutions de 2011, une période qui aura enfoncé le peuple égyptien dans la pauvreté et qui sera frappée par la répression militaire, laquelle atteindra son pic en 2013, lors du coup d’État de l’actuel « président » Sissi (élu à seulement 98% dernièrement !).
Il n’existe pas de distinction officielle entre le shaabi joyeux et le shaabi dépressif : au-delà des sentiments qu’ils dégagent respectivement, leurs auteurices appartiennent aux mêmes classes populaires et signent des paroles pareillement accessibles, qui ne correspondent plus à l’écriture poétique classique. La forme musicale a quant à elle évolué, de manière à s’adapter aux nouveaux prérequis des industries musicales, c’est-à-dire des formats courts et massivement diffusables à la radio et la télé. La structure du shaabi, gai ou triste, demeure en revanche globalement la même. Les titres débutent par de longues introductions composées de notes de violons dramatiques, de répétitions mélodiques souvent improvisées comme « ya leil » (« ô nuit »), de mélismes lents et intenses, puis le corps du morceau débute une fois que les percussions apparaissent et que le chanteur met fin aux répétitions de sons ou de mots. Dans le champ de ce shaabi accablé, les instrumentaux peuvent rester enjoués malgré les textes déprimants. Ce sont uniquement les mots utilisés qui permettent de savoir si un morceau évoquera une voisine qu’on aimerait draguer ou le fait d’être sans cesse malmené par la vie – peut-être un autre signe que cette musique était initialement destinée aux Égyptiens. Les sentiments exprimés vont de l’expérience de la trahison à la conviction qu’il existe quantité d’ennemis qui nous souhaiteraient du mal, en passant par la difficulté de vivre, sinon le dégoût complet de l’existence.
Le titre « El Donia Garalha Eh » (« Mais qu’est ce qui est arrivé à cette vie ») de Abdel Basset Hamouda, extrait de son album Darbet Me3alem (2005), revient précisément sur le choc qu’on éprouve en saisissant à quel point la vie est décevante, ainsi que sur la cruauté de l’espèce humaine. Le chanteur appartient à la première génération d’artistes shaabi et il a donc aussi bien signé des chansons de fête que des complaintes sur la tristesse et l’absurdité du monde . « El Donia Garalha Eh » débute par des mawaweel, une technique d’improvisation vocale traditionnelle à la région (mawal au singulier), sur la vie et la souffrance pour ensuite nous dire :
« Regarde ce qu’ils m’ont fait
On a oublié l’humanité,
On vit sans coeur,
La rue qui était pleine d’oies et de canards [signes d’abondance et d’un environnement fonctionnel] , et d’hommes solides, est devenue étrange »
عبد الباسط حمودة كليب الدنيا جرلها ايه
Le morceau « Al Dunya Mashyah Bedahraha » (« Le monde marche à l’envers ») d’Ahmad Shiba revient quant à lui sur le sujet suivant : se faire marcher dessus par cette vie injuste. Shiba fait partie des artistes de shaabi les plus populaires de nos jours et incarne l’évolution du shaabi en un format plus « pop », c’est-à-dire plus accessible en termes de sonorités, et comme on le disait plus haut, construit sur des structures musicales plus courtes. Connu pour ses textes maussades et découragés, agrémentés d’un sens particulier de l’intensité et du drame, le chanteur répète :
« Le monde marche à l’envers,
Je me déchire de l’intérieur et j’en oublie le goût de la joie.
Toi, la vie, tu ne te rappelles de moi que quand il faut me faire souffrir.
Dès que je suis heureux, tu me tortures.
Tu ne fais qu’ajouter du poids sur moi.
J’ai besoin que tu aies pitié de moi pour une fois.
Tu joues trop avec moi, tu me fais tourner, et tourner. »
احمد شيبة – اه لو لعبت يا زهر – و الراقصة الا كوشنير من فيلم اوشن 14 (فيديو كليب)
Ce shaabi plus pop tel que le pratique (entre autres) Ahmad Shiba se trouve être omniprésent dans la culture audiovisuelle égyptienne des « séries du ramadan » que diffusent les chaînes de télévision, au rythme d’un épisode par jour de carême. Chaque année, un panel de nouvelles séries est proposé et plusieurs d’entre elles choisissent des morceaux de shaabi en générique afin d’appuyer la dimension dramatique des personnages. La série qui a le mieux marché cette année, « Esh Esh », narre la vie d’une danseuse issue d’une famille pauvre, forcée à faire ce métier pour subvenir aux besoins de sa famille – petit clin d’oeil au film mythique Khalee Balak Men Zouzou avec Soad Hosny – et avait pour générique le titre « Ana Bila Fakhr » de Bosy. De même, pour la BO de la série « Ekhwaty » (2025), où l’on retrouve entre autres des titres du chanteur de shaabi plutôt classique Hassan El Asmar, ou encore il y a quelques années le phénomène « Nesr Al Saeed » (2018) où l’on entendait « Ye3lam Rabena » d’Ahmad Shiba. L’intégration de ces morceaux de shaabi à des programmes qui ont souvent pour thèmes des complots familiaux ou l’impossibilité d’échapper à sa classe sociale, permet de faire le pont entre deux médiums, la musique et les séries télé, destinés à une consommation massive par les classes sociales basses. Ce succès de la culture dite populaire révèle le désir ou la nécessité de se retrouver dans ce que l’on écoute ou regarde, notamment dans un contexte de pauvreté et de répression politique jamais atteints auparavant.
احمد شيبه – اغنية يعلم ربنا – من مسلسل نسر الصعيد بطولة محمد رمضان | Nesr El Sa3eed | Ramadan2018
« Dieu est témoin,
Je n’ai jamais blessé/déçu quelqu’un.
Je fais comme si je n’avais rien vu lorsque l’on a été injuste avec moi.
(…)
Le jour où je réglerai mes comptes,
Personne ne sera exempt,
Que celui qui me doit quelque chose vienne de lui-même. »
On l’annonçait plus haut : la présence d’ennemis est un topos du shaabi. Pour pouvoir se venger du malheur de sa vie, il faut avoir des ennemis, ou s’inventer des ennemis qui nous veulent du mal, et intrinsèquement être méfiant envers toutes et tous. Et au passage, mettre en avant ses talents incomparables, sa richesse, et surtout sa droiture face aux traîtres est le procédé le plus commun, comme en témoigne le hit de l’année 2024 « Am El Magal » interprété par Mahmoud El Leithy, autre artiste de shaabi contemporain. Le fait que l’on danse sur un morceau qui narre une expérience humaine aussi décevante, permettant de réaffirmer sa valeur face à ceux qui sont si faibles, représente un rapport à l’existence assez absurde pour être souligné.
« Tant pis pour celui qui m’a trahi, il ne pensait qu’à ses intérêts.
Ce monde ne fonctionne qu’avec du cash et des traîtres.
Celui qui m’a fait mal, dégage.
Ces gens ne servent à rien et je les laisse pourrir sur le coin.
Oui, le vrai chef c’est moi.
Nos niveaux ne se comparent même pas.
Aucun d’entre vous ne m’arrive à la cheville.
Moi je suis un Bacha, fils de Bacha. »
محمود الليثي – عم المجال كله ( اللي باعني برحتو ) [ الفيديو كليب الرسمي ] ابو السيد [2024]
Ce titre, « Am El Magal », a récolté, comme vous pouvez le voir en cliquant sur ce lien, 118 millions de vues en un peu plus d’un an. Les chiffres du shaabi sont monstrueux, tout comme ceux de son descendant, le mahragan. Pourtant, ces genres restent la cible du mépris des élites musicales égyptiennes (incarné notamment par le Syndicat égyptien des musiciens) ainsi que de la bourgeoisie et des classes moyennes, qui ne supportent pas ces complaintes qu’elles jugent redondantes et vulgaires, mais aussi des auditeurices plus jeunes, épuisé·es par le style du chant du mawal, perçu comme daté. C’est précisément cette jeunesse qui a initié le mahragan (ou mahraganat au pluriel) à la fin des années 2000. Si le genre s’inscrit dans la continuité du shaabi, il porte cependant le sceau d’un mouvement nouveau, en s’appropriant les outils numériques de production et en intégrant des paroles rappées. Ce qui débuta par des performances de MC qui animaient des mariages et des fêtes religieuses (les mouleds) est devenu une culture musicale à part entière, conçue pour des individus en marge de la société. Le mahragan était à ses débuts défini par des sons de basse qualité audio, des synthétiseurs gras et des voix autotunées à l’extrême, qu’on entendait chez des pionniers tels que Sadat ou Fifty, jusqu’à l’arrivée du mahragan mainstream, plus lisse, porté entre autres par Hamo Bika et Hassan Shakosh. Tout comme dans le shaabi, les récits y reposent sur des scènes du quotidien plutôt banales et ses artistes ancrent leur musique dans leur appartenance aux classes populaires et à une localisation géographique précise – un quartier d’une ville, voire une rue.
On y retrouve d’ailleurs certains thèmes du shaabi dépressif, comme le fait d’être accablé par la vie et d’être entouré de traîtres, tel ce titre signé par l’une des figures actuelles les plus populaires du mahragan, Essam Sasa.
كله سابني بقيت لوحدي ( بت انتي حب حياتي ) عصام صاصا الكروان – توزيع يوسف اوشا
Il y a dans la vie des personnes avantageuses
Et des amis traîtres.
Les vendus sont devenus trop nombreux,
Alors même qu’ils disent qu’il y a des gentils.
(…)
Même mes amis m’ont vendu,
Tous m’ont abandonné et laissé seul,
Entre moi et la vie il y a un affrontement.»
Face au mépris persistant que subissent ces deux genres et leurs acteurs, je crois qu’il faut les prendre exactement pour ce qu’il sont. C’est-à-dire pour l’expression d’un mal être, d’une déception face à l’existence et d’une frustration face à la difficulté de sortir de ces contextes de pauvreté. Sans faire un procès à ces chanteurs qui seraient « trop dramatiques », « trop masculins », « trop vieux jeu », « trop beaufs » ou « trop vulgaires », le shaabi égyptien et sa variante dépressive méritent qu’on leur tende l’oreille et que l’on soit attentif à ce qu’ils ont à nous dire sur le vécu des classes populaires égyptiennes. Par leur enracinement social, le shaabi puis le mahragan sont devenus les espaces privilégiés pour narrer l’expérience quotidienne des plus pauvres. Les communautés marginalisées d’où sont originaires les musiciens ont réussi à créer une forme de chanson qui perturbe la représentation d’un peuple égyptien unifié, autant qu’elle attire l’attention sur les réalités de la misère. Et dans une Égypte contemporaine où la violence d’Etat a fait disparaître de l’espace public la parole des damnés et des dépossédés, le shaabi et sa déclinaison cafardeuse sont un témoignage de la présence de ceux que l’on voudrait volontairement exclure pour de bon.
PS : si vous avez envie d’en savoir encore un plus sur ce shaabi égyptien cafardeux, j’ai récemment animé toute une émission sur le sujet pour Radio Grenouille et Radio Flouka.