Poser des limites entre les pratiques artistiques, c’est un peu bancal, et c’est introduire des clivages là où il n’y en a pas forcément, par exemple entre la mélodie et le tracé, ou entre le coup de burin et la MPC. Face aux modes de classifications des arts, comme le système des beaux-arts de Charles Batteux ou les cinq arts d’Hegel, la multidisciplinarité a pu être une forme de geste revendicatif faisant jouer les correspondances et les traverses. Aujourd’hui, le fait de jongler entre plusieurs pratiques est presque devenu une doxa un peu pénible, mais on peut constater que la plupart du temps, les artistes finissent par se spécialiser, malgré l’effritement des catégories rigides de l’académisme. Et le système de valorisation de l’art suivant les techniques employées tient toujours bon, ce qui est assez logique, puisqu’il est difficile d’accrocher un concert dans son salon ou de faire un pogo dans un tableau.
La multidisciplinarité dans l’art contemporain suit une histoire précise, révélatrice et vaste. Alors, je vous propose, en préambule d’une playlist art/musique où j’ai sélectionné des projets musicaux one-shot d’artistes plasticien·nes ou performeur·euses, un petit rattrapage historique pour celles et ceux qui en auront besoin, afin de mieux comprendre certains enjeux qui vont nous préoccuper aujourd’hui et de rappeler les grands moments de la rencontre du son et des arts visuels (Hegel parlait d’arts perexistants) au cours des cent et quelques années qui viennent de s’écouler.
La modernité perçue au début du XXe siècle a été un moment crucial pour les expériences de croisements entre arts visuels, conceptuels et sonores. On sait par exemple que l’expérience multisensorielle de la ville électrifiée, motorisée, se situe ainsi au cœur du projet des futuristes italiens. Des peintres comme Luigi Russolo et Filippo Tommaso Marinetti vont produire des concerts rocambolesques autour de 1913-14, mettant en scènes des bruits urbains mis en réseau et conspirant contre l’académisme.
À peu près à la même période, Marcel Duchamp écrit les premières versions d’Erratum Musical, pièce radicale dans laquelle le clavier du piano, par un détour par l’abstraction mathématique, devient un pur champ d’expérimentation sur l’aléatoire. Dans les deux cas, des artistes (principalement) visuels se saisissent du domaine des sons pour donner forme à leurs idées novatrices.
Un autre moment crucial, ce sont les années 1960, et notamment les activités du groupe fluxus autour de Nam June Paik, Joseph Beuys ou Yoko Ono, qui ont tous les trois donné une place importante aux sons dans leur travail. Là, c’est la dimension multimédia renouvelée de l’expérience culturelle, via la radio, la télévision, l’amplification, qui va générer de très nombreuses expérimentations, nourris par une attitude qui envisageait tout geste comme une création artistique. Si cela se passe principalement dans les écoles d’art et les circuits mondains des grandes villes occidentales, à partir des années 1970, les circuits fanzine et DIY vont aussi donner toute sa profondeur à la multidisciplinarité, ce qui est assez logique quand il s’agit de tout faire soi-même. Dans ce creuset bordélique de pratiques codépendantes et débordantes, certains artistes célèbres vont choisir de ne pas choisir, et vont sans cesse osciller entre arts visuels et création sonore, comme Laurie Anderson, Jad Fair de Half Japanese ou Stephen Prina de Red Krayola, ou encore, un peu plus tard, Carsten Nicolai aka Alva Noto.
La part de la notation dans cette histoire est aussi très importante. Qu’est-ce qui vient distinguer une partition du compositeur polonais Krzysztof Penderecki d’une œuvre graphique? Ou comment noter le free jazz ? Dans le milieu des musiques improvisées, le combo peintre/musicien se trouve d’ailleurs être très fréquent, et on peut citer les figures de A. R. Penck, Sven Ake Johansson ou Albert Oelhen, qui alternent entre coup de pinceau et fulgurance free, dans un délire jazz et peinture qui fleure bon la chemise fantaisie sale. Pour revenir à la partition, sa double identité de document graphique/musique sur papier était au cœur du travail si délicat de Steve Roden, qui traduisait en sons ses productions visuelles et inversement.
Tout ce dont il vient d’être question est plutôt bien documenté, et pour situer les croisements entre art contemporain et pratiques sonores, le livre d’entretiens d’Hans Ulrich Obrist Brève histoire des musiques actuelles constitue une bonne introduction.
Ce que l’on connaît moins, en revanche, ce sont donc les tentatives ponctuelles de certains artistes qui en général n’intègrent pas le son à leur pratique mais qui se sont, une fois ou deux, aventuré·es vers l’enregistrement. Je voudrais m’attarder aujourd’hui sur ces figures qui n’ont pas eu l’ambition d’être des artistes multimédia et qui ont juste essayé, sporadiquement, de manipuler les sons. Vous trouverez donc là une présentation succincte et non exhaustive de quelques pas de côté marquants, mais le plus souvent obscurs, d’artistes visuels, de plasticien·nes, dans le territoire des sons. Il y a toujours quelque chose d’intéressant dans ces gestes à la fois fragiles et révélateurs, ces coups d’essai qui mettent à nu une expression privée de son support privilégié, quand la dimension multisupport n’est pas complètement assumée.
C’est parti pour quelques coups de pinceau dans des magnétos mal réglés.
Marcel Duchamp – The Entire Work of Marcel Duchamp (1913-…)
Je l’ai évoqué plus haut, mais l’œuvre musicale du célèbre artiste conceptuel est proprement saisissante, anticipant à bien des égards les expérimentations de John Cage sur l’aléatoire et bien d’autres enjeux de la musique contemporaine du XXe siècle. D’ailleurs, Cage joue lui-même une des pièces de Duchamp sur le disque. C’est déroutant, passionnant et en partie composé en 1913 – chapeau l’artiste !
Jean Dubuffet – Experiences musicales (1961-73)
Impossible de passer outre la production musicale de Jean Dubuffet, peintre qui a conceptualisé la notion d’art brut : ça décoiffe. Rythme et improvisation s’entrelacent, la bande s’affole, c’est terriblement visionnaire, et ça n’a jamais l’aplomb ridicule de la musique contemporaine. Pour trouver une présentation de la version musicale de l’art brut, je vous invite chaleureusement à découvrir la compilation Musics in the Margin, éditée par Sub Rosa et que Dubuffet aurait sûrement adoré écouter.
Ben Vautier – Musique Total (1963)
Benjamin Vautier, plus connu comme « Ben », est le troll ultime de l’art contemporain. Ceux de ma génération le connaissent bien grâce à sa collaboration avec le fabricant de fournitures scolaires Quo Vadis. Les slogans de Ben sont foireux et ironiques. Son disque de « musique total » de 1963, qui est tout simplement le morceau de baloche appelé « Borriquito » d’Hugo Strasser, joué au ralenti et en accéléré, est lui aussi une grande farce au goût doux-amer. Le 45 tours est disponible chez Yves Saint Laurent rive droite pour 3200 euros. On notera toutefois que que l’espèce de manifeste cagien imprimé au verso se révèle quand même juste et drôle.
Karel Appel – Musique Barbare (1963)
En 1963, le cinéaste Jan Vrijman entreprend de faire un film sur la peinture de Karel Appel, que le peintre conçoit lui-même volontiers comme brute et sauvage. L’artiste décide, avec l’aide technique de l’institut de sonologie d’Utrecht, de composer la bande-son du documentaire. Cela aboutit à une pièce de musique concrète terriblement inventive et radicale, qui capture dans le domaine du son l’essence des uppercuts de couleur d’Appel, qui vocifère: « I do not paint, I hit ».
Yves Klein – Tanz Der Leere (1965)
En 1965, Yves Klein s’associe à Charles Wilp pour produire ce disque absolument radical qui tient sur une idée très simple, faire écouter le silence (qui n’est jamais vraiment du silence). On entend donc l’aiguille frotter les sillons du disque : c’est minimaliste et puissant. Une dizaine d’années après que David Tudor eut interprété « 4’33 » de John Cage pour la première fois, c’est la transposition de la conception du silence cagien sur le phonographe.
Christian Boltanski – Reconstitutions des chansons qui ont été chantées à Christian Boltanski entre 1944 et 1946 (1971)
Vous connaissez Christian Boltanski, mais peut-être pas sa voix et son seul disque, sorti sur Le Kiosque d’Orphée, label bien connu des diggers français auquel Born Bad a récemment consacré une compilation. L’artiste conceptuel met en scène là une berceuse qu’on lui aurait chantée alors qu’il était nourrisson, et l’ombre de la destruction des juifs d’Europe plane sur cet enregistrement, puisque son père, juif russe, se cachait alors sous le parquet de l’appartement familial.
Robert Filliou – Greetings from L (1977)
On commence à entrer dans le territoire fluxus et musique, que j’affectionne tant et que j’ai pu découvrir notamment grâce au catalogue du label néerlandais Slowscan, tenu par le passionné Jan Van Toorn. Robert Filliou est d’emblée un artiste multidisciplinaire, et ici on retrouve une pièce de poésie enregistrée, une sorte de comptine dans laquelle il énumère, durant plus de 40 minutes, tout ce qui est vert. Le mantra absurde tourne à la mystique créatrice, joyeuse et révolutionnaire, rien d’étonnant de la part de celui qui a pu clamer que « ça ne fait rien si l’art n’existe pas, l’important c’est que les gens soient heureux ».
Audio Players – A Futurist Octet (1978)
Anna Banana est une artiste canadienne emblématique du mail art dans toute sa dimension loufoque gentiment casse-pied. Vers la fin des années 1970 elle a participé à un groupe de reprise des classiques du futurisme, soit la garantie d’un résultat inécoutable et vraiment rèche. A Futurist Octet, ça le fait !
Hermann Nitsch – Island: Eine Sinfonie In 10 Sätzen (1980)
Le boss de l’actionnisme viennois, dont je goûte peu l’œuvre conceptuelle, s’est essayé à plusieurs reprise à la composition. Il a crée cette symphonie en dix mouvements en 1980. Entre sections rythmiques à la Harry Partch, free jazz et dissonances pendereckiennes, ce disque absorbe et broie les auditeur·ices sur 3 heures et 40 minutes. Je suis conquis !
Y Pants – Little Music (1980)
Barbara Ess est photographe, Virginia Piersol artiste visuelle et Gail Vachon vidéaste. Prises dans la non-vague de la no wave, les trois comparses vont enregistrer ensemble un des EP les plus marquants du New York du tournant des années 1980. Produit par Glenn Branca, ce disque mêle poésie féministe intimiste, instrumentation de fortune et songwriting trippé. Barbara Ess connaîtra par la suite une carrière de photographe reconnue, avec un style lo-fi abîmé, qui résonne bizarrement après les années 2010 et les filtres Instagram pour fan de Bon Iver.
Gerhard Rühm – Bleistiftmusik (1982)
Je parlais plus haut de la notation et de la dimension graphique de la musique et Gerhard Rühm est justement un artiste viennois connu pour ses dessins au crayon, mais aussi pour ses expérimentations avec la partition comme objet graphique et sonore. Sur Bleistiftmusik (littéralement : musique au crayon), ce sont les sons du griffonnage qui se font entendre. Le dessin de la partition n’est plus alors seulement une médiation : il est enregistré comme forme sonore.
Jean-Michel Basquiat/Rammellzee VS K.Rob – Beat Bop (1983)
On revient au New York du début des années 1980 avec l’un des Saint Graal du hip-hop des origines, produit par le peintre Jean-Michel Basquiat, dont l’amour pour la musique a été pleinement exploré à travers une exposition à la Philarmonie de Paris en 2023. Les deux mythiques rappeurs Rammellzee et K-Rob ont un niveau de classe stratosphérique, l’instrumentation est inventive, le groove impeccable, et c’est un classique incontestable. On ne sait pas vraiment ce qu’a fait Basquiat sur ce disque, mais son style graphique résonne indubitablement dans le son cool et visionnaire de « Beat Bop ».
Al Hansen – Joseph Beuys Stuka Divebomber (1987)
Si j’ai tenté d’inclure dans cette liste le moins d’artistes fluxus possible, je ne peux pourtant pas m’empêcher de vous parler de cette pièce. Joseph Beuys a été, pendant la Seconde Guerre mondiale, un opérateur radio à bord d’un bombardier de la Luftwaffe, et fut victime d’un crash en 1944. L’Américain Al Hansen (accessoirement grand-père de Beck !) s’inspire de cet évènement pour produire une pièce de poésie sonore dans laquelle il tente de retranscrire l’expérience de Beuys à bord. Attention, ça va secouer.
Damien Hirst, Kate Moss – Use Money Cheat Death (2009)
Disclaimer : je n’ai pas pu écouter le disque, mais son existence mérite une petite mention. La musique qu’on y entend, telle que la décrit un commentaire Discogs, consisterait en un bip de téléphone, interrompu par la voix de Kate Moss puis par celle de Damien Hirst, qui explique qu’il n’y a pas de contradiction à gagner un peu d’argent quand on fait de l’art. Pour faire son cake (une fois de plus), le célèbre artiste britannique se saisit donc de l’objet disque et du support enregistré, de sa reproductibilité et de son caractère collectionnable. Oui, on peut trouver la démarche puante. Mais dans le fond, cette dernière pointe avec une justesse cruelle le type de médiation marchande que l’on place entre la musique et nous, par le détour d’un fétiche-disque.
CIA Debutante – Down Willow (2023)
Paul Bonnet, artiste parisien et humoriste célèbre, jongle entre sa carrière de peintre et celle de musicien, donc ce disque n’est pas tout à fait un one-shot, mais je ne peux que rendre hommage au psychédélisme singulier et revêche de ses peintures à l’huile et à la manière que ce psychédélisme a de résonner avec sa musique. Ici en duo avec Nathan Roche au sein du binôme CIA Débutante, il nous propose une mélopée industrielle, cosmique et envoûtante.
Bonus : Adolf Wölfli – Necropolis, Amphibians & Reptiles (Graeme Revell, Nurse With Wound et Déficit Des Années Antérieures)
Adolf Wölfli est un peintre autodidacte suisse qui est devenu, de manière posthume, une figure majeure de l’art brut, particulièrement après que Jean Dubuffet se fut intéressé à ce dernier, grâce à la monographie que lui a dédiée le psychiatre Walter Morgenthaler et qui a rendu public son art. Wölfli considérait que ses dessins/diagrammes qu’il a conçu entre 1899 et 1930 pouvaient également se lire comme des partitions. En 1986, à l’initiative du musicien néo-zélandais Graeme Revell du groupe industriel SPK, une team all-star indus constituée de ce dernier, de Nurse With Wound et de Déficit Des Années Antérieures, enregistre des interprétations libres des dessins de l’artiste suisse. Je n’aime pas vraiment les pièces de Nurse With Wound et DDAA, mais je dois dire que j’adore celles de Revell, entre sons General Midi bien cheap, ambiance carnavalesque et sonorités synthétiques dans une ambiance mi-glauque-mi-fantaisie.