Comme le rappelait justement Laura Courty il y a quelque mois dans nos colonnes, l’authenticité est un concept piégeux qui fait ployer le rap soit du côté d’une street credibility qui reste toujours à prouver, soit du côté de la pose, facilement jugée artificielle. Quoi qu’il en soit, le rap existe dans ce paradoxe du réel fantasmé ou de la fantaisie réalisée, dans cet espace trouble où cognition intellectuelle et imagination s’embrassent. Faire l’histoire d’un moment rap est de ce fait toujours compliqué, car on tire des fils qui ont tendance à être emmêlés entre fiction et réalité. Il me semble qu’en allant enquêter du côté de la scène rap de Kaiserslautern, un improbable underground euro-américain propre à « K-Town », comme on l’appelait alors, on peut dégager quelques pistes pour mieux cerner la machine aux chimères rap, entre crédibilité inventée de toutes pièces et fantasmagorie bien ancrée.
Tout d’abord, il faut un petit point de contexte. L’Allemagne de l’Ouest, comme le Japon, a vécu la deuxième partie du vingtième siècle dans une coprésence avec les forces militaires américaines, et, cela a donné lieu dans les deux cas à des hybridations culturelles inédites. J’ai en tête, notamment, les Monks et leur réception : ce groupe de garage, pionnier du feedback, fut fondé par cinq G.I. en station à la base militaire de Gelnhausen et donnait des concerts agités qui ont probablement semé les graines du virus kraut entêté et sauvage, caractéristique du rock germanique.
Dans les années 1990, de nombreux soldats yankees vont s’installer dans la ville de Kaiserslautern, située non loin de la frontière française, en Palatinat-Rhénan. Parmi eux, quelques Afro-Américains vont apporter la culture rap dans leurs bagages. Il faut dire que la base de Kaiserslautern a servi de point d’ancrage aux troupes américaines pendant les différents conflits moyen-orientaux des dernières décennies, et que de nombreux soldats ont également été mobilisés sur la base depuis le début du conflit russo-ukrainien.
Si j’insiste sur tout cela, c’est que le contexte d’émergence de la culture rap en Allemagne est profondément lié à cette présence américaine. En fait, juste après les immigrants turcs et ghanéens qui vont se saisir du rap comme instrument d’expression et de revendication, le rap des casernes est le deuxième pilier de la culture rap allemande bourgeonnante des années 1990. Là où cela devient drôle, c’est qu’en toile de fond le cocktail schläger + eurodance vient agrémenter toute velléité rap d’un fond d’artificialité acidulée, un assortiment de saveurs parfaitement bien représenté par le premier groupe de rap allemand à réellement rencontrer le succès au début de cette même décennie, Die Fantastischen Vier.
Prenons donc la scène de K-Town, gravitant autour du label du même nom, succursale de Shift Music & Media, boîte de production racoleuse centrée autour de la fabrication de musique électronique grand public sans chichis. On retrouve ici des rappeurs issus de l’armée américaine, et notamment le groupe Down Low, formé par Joe Thompson en 1995 et auquel viendra rapidement se joindre Michael Dallien. En 1996 sort leur premier album, Visions, dont l’ampleur de la réception est toute relative, mais dont j’aime vraiment certaines instrus et qui anticipe avec quelques mois d’avance le « Darkman » du rappeur d’origine ghanéenne Nana, un véritable succès dans son cas. Sur ce premier opus, la pseudo street cred des G.I. en station est bizarrement parasitée par une instrumentation typiquement eurohouse, créant cette étrange hydre eurorap.
Il faut dire qu’on retrouve, sur quasiment tous les titres sortis chez K-Town, la même team de compositeurs/producteurs : Daniel Gonschorek, Harald Schubert, Volker Lindner. Et ces trois-là, loin d’être des beatmakers/crate diggers jazzophiles vénérant par Dilla et Pete Rock, agissent au contraire en ouvriers du beat germanique, missionnés sans relâche, qu’il s’agisse de produire de l’eurohouse reggaeïfiante vite fait, mais charmante, ou de vrais naufrages sur la chaîne de montage euro-n’importe quoi. Et on retrouve donc en partie dans leur production le morceau qui tient lieu de malaise allemand originel avec le rap, sans pourtant que cela soit envahissant, puisqu’on entend par ailleurs chez eux toute leur bonne volonté à vouloir concevoir des instrumentaux les plus plausibles possibles, tout en étant largués en matière d’échantillonnage, car orphelins d’une culture musicale appropriée.
On ne saura donc jamais vraiment si l’impulsion vient de Joe Thompson qui veut importer le rap en Allemagne, ou si ce sont les producteurs de Shift Music & Media qui ont casté le soldat avec des objectifs pas forcément nobles en tête. Sa première collaboration avec les pro de la zik de Kaiserslautern est quoi qu’il en soit ce maxi de sort-of-freestyle, sur lequel nul ne peut raisonnablement croire à cette version de l’Ocean Boulevard sur le Rhin. Mais avec Visions le style s’affine et je trouve qu’il se passe quelque chose d’intéressant dans les productions estampillées K-Town qui vont suivre.
Je pense par exemple au morceau de C. N’Joy, que vous trouverez dans la playlist, exemple de rap-variétoche simple et efficace, sur lequel du rap très L.C. Waikiki est judicieusement souligné d’un refrain accrocheur et d’un vocoder assez inattendu. Plus étonnant encore sont les productions du groupe Hoodys, formé autour du rappeur allemand Winfried Jürgen Mylius. Celui-ci dévoile un flow impeccable et sans accent sur des prods pseudo-g-funk chargées en talkbox, aguicheuses et irrésistibles comme des friandises devant la caisse au supermarché.
La vibe west-coast de Kaiserslautern est de toute façon ce qui me séduit le plus, comme sur le maxi de Dodgers California Dreaming. On retrouve là des soldats en station kicker gentiment sur une prod doucereuse et même parfois se confier : « I’m so tired of this cold snow, I want to go someplace warm ». Il y a un sample de chien dans le fond et la chanteuse s’époumone assez faux pour que le charme soit total. Sur le morceau « Why U Wanna Trip On Me » du groupe Classical Leader, le lead sinueux typique du son californien est accompagné d’un chant nasillard et défaitiste qui donne une sorte d’irréalité au titre : j’adore. Il faut quand même noter que de nombreuses productions estampillées K-Town s’égarent dans des cocktails musicaux improbables, genre ce délire Enigma/street rap qui ne fait réellement aucun sens.
Sur la même période, à Hambourg, une scène bourgeonnante fait naître une forme d’alt-rap allemand bien plus lettré et élégant, porté par exemple par Samy Deluxe, le rappeur le plus évidemment talentueux de la ville hanséatique. Ça rappe en allemand, ça s’inspire, grosso modo, du Wu-Tang, et les thèmes politiques sont mis en avant. Quand K-Town tente de sonner hambourgeois, c’est en anglais, et ça donne le titre « Defeat » de Dungeon Mastaz, bizarrement artificiel, mais dont la brutalité du sampling, peu maîtrisé à Kaiserslautern, me plaît beaucoup. En effet, une des caractéristiques les plus improbables de cette scène est en fait sa difficulté à élaborer une culture du sample au pays des orchestres mécaniques. Ainsi, le rap de K-Town échantillonne peu, préférant les sons très artificiels et les clins d’œil invraisemblables, ce qui renforce encore son aspect formel synthétique.
Vous l’aurez compris, la scène de K-Town fonctionne comme un laboratoire qui teste les limites entre authenticité et artificialité du rap en terre germanique : on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser. Sur un maxi de la virtuose rappeuse allemande Sonat, qui nous rappelle l’excellente maîtrise de l’anglais LV1 de nos voisins outre-Rhin, on trouve ce remix qui tranche et décide finalement que le terreau le plus fertile, c’est celui de la fantaisie. « Let Me Hear Ya », en version remixée par Phatt Krazy, mêle synthétiseur d’illustration télévisuelle, beat uptempo et rap décidé, soit une approche que je trouve particulièrement inspirée et inspirante.
Évidemment, la scène de Kaiserslautern ne figure pas dans les anthologies du rap allemand. Les gardiens du temple du hip-hop outre-Rhin ont en effet du mal à gérer ce genre de productions jugées trop commerciales et artificielles. Pourtant, j’imagine que, pour de nombreux citoyens germaniques, la découverte de cette musique s’est aussi faite par le biais des productions un peu cheap de K-Town, et je trouve qu’avec le recul, cet étrange mélange avec les sonorités europop est intéressant. Au final, les rappeurs des bases américaines ont quand même participé à la diffusion du genre en Allemagne, alors que les producteurs de K-Town, et notamment la team de Daniel Gonschorek, Harald Schubert et Volker Lindner ont pu monnayer leurs services auprès de cadors comme Sony (par exemple ici ou là, avant de s’essayer au pop rap sous l’influence de Dido avec la chanteuse Denise).
En plus d’aimer sincèrement cette musique plutôt légère, je trouve que le rap de Kaiserslautern nous permet de nous plonger dans la nature mi-chimère, mi-contexte de toute production musicale, et de désactiver certains grands récits rap qui m’ont toujours rebuté. Depuis, le rap allemand a bien cheminé, mais je vous invite à découvrir le long de cette playlist quelques titres curieux et oubliés de cette éphémère scène de Kaiserslautern.