Cela me fait un peu mal de l’admettre, mais mon premier trip musical sans drogues n’aurait été possible sans l’audiophilie de mon père et son impressionnant dispositif hi-fi, au sujet duquel il me bassinait sans cesse – me demandant de venir constater une différence (impossible à saisir) à chaque fois qu’il en changeait un élément et dépensait des fortunes en câbles haut de gamme à filament d’or.
Je l’entends encore s’épancher sur sa collection (littéralement, c’est-à-dire qu’il me parle de haute fidélité CHAQUE SEMAINE au téléphone), toujours à deux doigts de la complétude, mais reluquant déjà un nouvel item : une multiprise de spécialiste hors de prix ? Une platine au design déraisonnablement épuré ? Il se montre continuellement et honnêtement satisfait de posséder tous ces appareils, divague volontiers sur la supposée qualité supérieure des pressages japonais, et défend dans tous les sens la primauté incontestable du pré-amp’ Atoll et de l’ampli Cambridge Audio, la volupté de la platine vinyle Riga ou la glorieuse vibrance de sa paire de Dynaudio, trônant sur des pieds en carbone chargés de sable fin (pour la stabilité)…
Fier et adolescent comme je l’étais (et le suis encore), je ne pouvais à l’époque pas du tout adhérer à ce que je percevais déjà comme un egotrip techniciste sans fin, où la musique ne pouvait occuper qu’une place accessoire. J’arguais notamment que l’un des camarades audiophiles de mon père n’avait en sa possession que trois ou quatre disques, destinés à tester la qualité de son système-son, et que l’une des entrées de cette maigre collection était – ni plus ni moins – un album de Lulu Gainsbourg.
Pourtant, un jour j’ai cédé. Prenant mes aises dans le canapé du salon, à l’horizontale, je me suis équipé du casque Sony dont il venait de faire l’acquisition – son confort était incroyable, pour le coup il ne m’avait pas survendu le truc. J’ai allumé le pré-ampli à lampes dédié (coffrage personnalisé réalisé par un ami ébéniste) et finalement lancé sur la platine CD un disque que j’avais déjà écouté quelques fois, à savoir le second album d’Antony and the Johnsons.
L’expérience, aussi troublante que savoureuse, devait autant à à l’environnement technologique qu’à la musique elle-même. Le cocon était réel : je me retrouvais seul avec les sons, à l’affût de chacun d’eux. Et alors qu’ils étaient censés m’être déjà un peu familiers, leur présence me sembla soudain exceptionnelle. Et plus les chansons défilaient, plus je me trouvais pris dans une dynamique émotionnelle complexe qui, par sa profondeur, m’était totalement étrangère et résonnait fortement avec la clarté et le dépouillement suave de ce que j’entendais.
En y repensant ces jours-ci, je me suis rendu compte à quel point cette écoute avait déterminé plusieurs choses en moi : mon appréciation de la pluralité formelle de ce que pouvait recouvrir le terme de chanson, mais aussi de l’altérité, musicale ou non, et donc par résonance de ma propre situation. Je pense qu’ANOHNI est ma première rencontre queer. Une rencontre inconsciente et pourtant évidente, presque palpable : pour moi, à aucun moment la question de l’identité de genre (j’étais alors très très très loin de ces considérations) de la chanteuse ne s’était posée. Sa voix est certes impossible à définir, mais sa beauté dépasse de loin le trouble qu’elle provoque. C’est l’effacement de toute velléité à apposer un cadre, à la seule force de la grâce.
Cette question du genre dépassé, subi ou transcendé, est pourtant présente partout chez Antony & the Johnsons, puis chez ANOHNI, des figures travesties ornant les pochettes (ANOHNI à été une figure drag new-yorkaise) jusqu’aux paroles et aux titres des chansons. Mais cette frontière prend une ampleur existentielle et s’enrichit toujours sémantiquement, dans ces tragédies, d’une intensité peu commune dont le baroque pourrait parfois prêter à sourire sans les paroles – et s’il n’était pas sensible qu’il est ici réellement question de vie et de mort. « Hope There’s Someone » saisit, par les mots et les sons, le drame qu’est la vie de chaque être humain ; la seconde partie mute en cavalcade forte au piano, accompagnée de la spirale des voix en chorale, puis se conclut sur un crépuscule clairement mortuaire. Et ça, ce n’est que l’ouverture de l’album.
Les deux morceaux suivants, « My Lady Story » et « For Today I Am A Boy », traitent explicitement de la question de la transidentité, d’un point de vue endémique : certes, on pourrait dire cela a d’à peu près toutes les chansons de cet album, et je me rends compte en écrivant que l’ensemble peut s’appréhender comme un récit de métamorphose, ce qui le rapprocherait de l’opéra – un constat plutôt logique qui donne une dimension supplémentaire à cette œuvre décidément géniale. Ce sont aussi, musicalement, des bijoux de précision, dont la simplicité me traverse ; qui, avec très peu d’éléments (un piano, des cordes, une batterie et des soufflants parfois), réussissent à faire surgir des émotions considérables. La proximité de la voix, sa presque nudité, son amplitude et sa force, son placement par rapport aux autres éléments, les arrangements emphatiques (dans le bon sens du terme), tout cela participe également à ce surgissement.
Chanter à pleins poumons et sans filtre, pour de vrai et les larmes aux yeux, m’est peu arrivé dans ma vie ; mais cela a été plusieurs fois le cas sur la seconde, et son refrain itératif :
For today I am a child, for today I am a boy
Il y a quelque chose d’une fulgurance dans ce vers, que je ne m’explique pas. Bien sûr, il y a le fait qu’il intervienne avec le diptyque introductif :
One day I’ll grow up, I’ll be a beautiful woman
One day I’ll grow up, I’ll be a beautiful girl
Est-ce le fait d’envoyer au diable les lignes de partage établies et la structure ? Un plaisir de participer à cet élan où la joie et le désespoir se mêlent ? Sûrement un peu des deux. En tout cas, se prendre tout ça dans un casque haute-fidélité reste une expérience qui secoue. Ça mélange tout à l’intérieur ou ça remet les idées en place, ça dépend de votre niveau d’avancement sur le sentier glorieux de la déconstruction de la norme, mais ça ne laisse en en aucun cas indifférent.
Cette grandiloquence assumée reflétant la volonté de vivre une vie sans contrainte est sensible dans la plupart des morceaux de l’album. « Bird Guhl » sonne réellement comme ce que la chanteuse conte : l’espoir d’une libération prochaine, voulue avec une ardeur démesurée, mais qui peine pourtant à se réaliser complètement. L’oiseau du titre a trouvé ses ailes, iel s’envole et la noirceur des débuts s’est dissipée.
Bien que ce ne soit qu’un interlude, j’adore « Free at Last » : on y entend Julia Yasuda (muse, icône trans et grande amie d’ANONHI avec qui elle a par ailleurs collaboré au sein de THE JOHNSONS) déclamer qu’« elle est libre, enfin » sur un ample ostinato, alors que se déroule un bip rappelant du morse. Mais mon morceau préféré de l’album, qui est d’ailleurs un de mes morceaux préférés de tous les temps, est « Fistful Of Love ». Déjà parce que c’est la dernière contribution importante de Lou Reed au monde de la musique, avec sa voix parlée en introduction, puis surtout une partie de guitare bien foutue ; aussi parce qu’ANONHI réussit à poser un flou sémantique qui ne permet jamais de vraiment déterminer s’il est question des dynamiques d’une relation abusive, d’amour de la violence ou même de fist-fucking. Tout cela sur un putain de morceau de soul dégénérée, carrément méchant et héroïque.
C’est transgressif, c’est génial, c’est une belle et bonne chanson. En tant que musicien, il s’agit d’un archétype auquel je me référerais toujours. En tant qu’individu, d’une première rencontre toute naturelle avec la queerness, révolutionnaire et pourtant sans heurt. Et tout cela, même si ça me brise un peu de l’avouer, je le dois au système audiophile d’un retraité de la RATP qui se trouve être mon père.