J’adore ce disque et j’aimerais beaucoup vous le vendre comme un “chef-d’œuvre ignoré” mais ce serait sûrement un peu exagéré. D’une, parce qu’il n’a pas été si ignoré que ça à l’époque, Gilles Peterson, Dixon ou Morgan Geist s’en étaient entichés et l’un de ses meilleurs titres avait été sélectionné sur une compilation NovaTunes. Et de deux, parce que ce n’est pas non plus un vrai chef-d’œuvre incontesté, il est peut-être un peu trop long, il n’invente rien de dingue formellement, aucune loi esthétique ne s’y voit violée, et personne ne pourrait dire qu’il y a eu “un avant et un après Living With Owusu & Hannibal”, ou d’autres balivernes de ce genre. Mais cela ne l’empêche pourtant pas d’être quand même un album à l’allure unique, qui gambade sans tabous ni œillères dans cette prairie pas si ouverte que ça qu’était alors la nu-soul.
Quand je dis nu-soul, je vois large et j’y mets à peu près tout ce que la planète groove comptait en 2006 de disciples de Baduizm, Voodoo et de la connexion Dilla/Questlove/Q-Tip/Saadiq, ce qui couvre donc à peu près toute la frange “progressiste” du rap et du R&B américains de l’époque, annexant au passage la micro-scène house de Detroit, et intègre aussi en Europe l’héritage conjugué du broken beat londonien et des segments radicalisés de la scène trip-hop/downtempo, notamment en Allemagne autour du label Compost et d’un certain nombre de DJ/diggers évoluant en marge de la techno locale. C’est un spectre qui a résisté et qui résiste toujours bien aux modes, et dont on peut encore distinguer l’influence dans des disques comme ceux de Solange ou de The Internet. Mais je crois que cette solidité tient trop souvent à un certain conservatisme sonore, à ce petit répertoire de références récurrentes, de signifiants trop fidèlement utilisés, à ce discours un peu vide sur la “musicalité”, le feeling, les compétences techniques des interprètes, et surtout à la mise au second plan des chansons et leur écriture. Pour moi, écouter de A à Z un disque de Steve Spacek, Sa-Ra Creative Partners ou The Rotating Assembly, ça revient à errer dans une galerie de design en attendant quelqu’un : je trouve qu’il y a des trucs intéressants, bien sentis, mais même si j’avais le budget je n’aurais vraiment aucune envie de ramener un truc chez moi – rien ne me séduit vraiment, rien ne me parle, tout ça pourrait ne pas exister, ma vie serait exactement la même.
Living With…, lui, a exercé en revanche un charme évident sur moi : il m’a aussitôt possédé, il m’était nécessaire. Philip Owusu et Robin Hannibal se sont rencontrés à Copenhague, ils ont fraternisé autour de leur passion commune pour Sly Stone – wow, originaaaal – puis publié ce seul et unique album ensemble, sur le label californien Ubiquity. Ce qui chez eux a fait la différence dans mes oreilles, c’est que leur talent de songwriters est alimenté par d’autres influences que celles de la Great Black Music, en particulier deux influences clairement citées dans le texte promo accompagnant la sortie du disque : Steely Dan et Scritti Politti, soit des artistes blancs très inspirés par les Afro-Américains et pour autant très décidés à ne pas passer pour des usurpateurs, des appropriateurs. On entend dans la voix d’Owusu pas mal de Michael Jackson, mais on sent aussi qu’il a écouté Justin Timberlake, et il y a une reprise des Beach Boys – le terrible « Oh Caroline, No », extrait de Pet Sounds – qui arrive vers la fin du LP. Les synthés et boîtes à rythmes sont là aussi, mais sans vraiment servir un souci de futurisme ou de contemporanéité, et finalement les sons les plus inhabituels du disque, pour l’époque, sont ses cordes artificielles cheap et ses arpèges de guitare folk déjà bien compressés.
Mais au-delà son goût un peu marginal vis-à-vis de l’orthodoxie nu-soul, Living With …réussit surtout dès le départ à entretenir un rapport intime avec l’auditeur : on sent qu’Owusu ne peut que s’adresser directement à nous, presque hésitant, effrayé par son impudeur, on l’imagine derrière son micro dans le petit home-studio en photo sur la pochette, et les productions du duo, même les plus déployées, sonnent en général comme le fruit de petits éclairs de génie adolescents, comme des choses qui ne vont pas tenir longtemps et qu’il faut graver tout de suite. C’est un album de pop, et de pop avant tout, quelle qu’en soit la provenance stylistique : chaque titre y exprime son nectar de spontanéité et d’audace.
En le réécoutant encore une fois aujourd’hui, j’en viens à me dire qu’en dépit d’avoir été édité par le label très patrimonial qu’est Ubiquity, Living With… pourrait presque être vu comme un album d’outsider de la nu-soul, une création lo-fi, pas très éduquée dans sa manière de délivrer ce qu’elle a à dire, à chanter, à faire passer. Attention, je ne dis pas que ça manque de soin. Les compositions empruntent des chemins inattendus, retors et quasi baroques : il y a le refrain de « Blue Jay », qui semble presque enfermé entre les couplets, le pont étrangement conclusif de « Le Fox », la comptine qui ouvre le primesautier « What It’s About », et puis dans l’ensemble on a cette espèce de triangulation très Steely Dan-ienne des mélodies, ce sens du revers, du contrepied. Sans oublier ce son qui fait briller les chansons dans leur mise en espace, ce grain des drums qui crépitent et frétillent, mêlé aux surfaces moins riches en matière des claviers et des pistes vocales. Tout cela résulte sans aucun doute d’un travail passionné, sinon acharné. Mais la beauté de cet effort, c’est qu’il réussit à maintenir à température le fiévreux élan qui l’a déclenché.
Ce qui est bien dommage en revanche, c’est que le duo n’a jamais plus rien sorti d’autre, à part un très beau titre sur le premier album de Quadron, projet initié par la chanteuse Coco O. avec Robin Hannibal lui-même. Celui-ci a depuis suivi une carrière de producteur-réalisateur de studio, visiblement entre le Danemark et Los Angeles, puisqu’il a entre autres placé un crédit sur un titre de la B.O. de Black Panther en 2018 et un autre sur le dernier Calvin Harris. Il a l’air aussi de travailler sur des projets moins gros, des trucs adult contemporary d’aujourd’hui comme l’album de la chanteuse Niia ou celui du pianiste danois August Rosenbaum, sur lesquels il fait parfois bosser le beaucoup plus rare Owusu – et ça peut donner un résultat aussi magnifique que celui-ci. C’est cool pour Hannibal, mais je me demande si parfois, lorsqu’il rentre au petit matin d’une session pour une star de la pop globalisée, au volant de son SUV électrique, il se met à repenser à ces moments lointains où il fabriquait Living With…, et si ça le rend mélancolique de ce qu’il vivait alors, ou s’il se dit plutôt qu’il a bien fait d’avancer. Quelle que soit sa réponse, je ne peux en tout cas pas m’empêcher de l’imaginer vivre quelques secondes extrêmement tristes, et pour me consoler je me remets encore une fois une chanson jaillie de ce petit cristal de joie et de griserie qu’il a taillé dans une chambre avec son copain Philip.