Métamorphoses, Atmosphères, Imaginations,… Dans la France des années 1970, de curieux disques aux titres évocateurs, musicalement aventureux, font une percée dans les milieux œuvrant à l’essor d’une pratique alors en plein développement : l’expression corporelle.
Objet en son temps d’un engouement dont on il convient aujourd’hui de rappeler l’importance, cette conception nouvelle d’une forme d’expression libre par le geste, à la croisée du mime et de la danse contemporaine, s’introduit progressivement dans les classes, les cours, les stages et – si l’on en croit les témoignages de certains trotskistes interlopes – jusqu’au campus éphémère du Centre universitaire expérimental de Vincennes : bastion libertaire où sa pratique entre en résonance avec une ambition plus générale d’émancipation politique du corps, dans le contexte d’un bouleversement des postures, des normes vestimentaires et des genres, lié à la libération des mœurs.
« Prétextes musicaux pour aventures gestuelles », les disques édités pour favoriser cette pratique en qualité de « déclencheurs d’images » détaillent leurs intentions sur un ton parfois lyrique. Leur raison d’être ? « Cristalliser l’attention de l’auditeur sur le pouvoir suggestif des sons et de la musique », afin « que naisse et fleurisse en lui le mouvement-rêverie, le poème corporel, l’acte singulier par lequel il incarne les visions de ses espaces intérieurs déliés soudain grâce à l’univers des sons »1… Ceci à grands renforts d’arpèges de synthétiseurs analogiques, de saillies percussives et d’improvisations prospectives, où peuvent s’entremêler flûtes énigmatiques, motifs de vibraphone et clusters de clavecin.
Dans le secteur bien particulier du disque éducatif, ces enregistrements constituent en réalité l’un des rares exemples de création purement abstraite ou instrumentale. Réservant leurs arguments et recommandations pédagogiques pour les seules notes de pochettes et livrets afférents, ils affranchissent la musique de tout recours à la voix, à un récit ou aux instructions orales. De Corridors en Mystère, d’Ébullition en Amazonie, leur présentation thématisée instaure un parallèle évident avec les florissantes banques de musiques d’application destinées à l’illustration sonore : reflet de cet air du temps audiovisuel contemplatif, cosmogonique, et parfois même psychédélique à la croisée du folk, de l’électronique et des musiques prospectives ayant durablement impacté la psyché des enfants de ces années 1970. Tant par son volume que par sa fonction, ce corpus unique atteste enfin de la profondeur des questionnements ayant fait évoluer la conception du corps dans les milieux éducatifs : histoire curieuse qui méritait bien que l’on s’y replonge, aujourd’hui, d’une oreille attentive.
Le corps sujet
En 1967, l’expression corporelle effectue sa première apparition dans les Instructions Officielles de l’Éducation nationale. Elle semble n’avoir cependant rien d’une nouvelle discipline.
Pratique exploratoire conjuguant improvisation et réflexivité, elle ne relève en effet pas de la transmission d’une technique corporelle préétablie. Critique des notions de performance, de compétition, d’entretien et de conformation du corps constitutives de l’approche strictement sportive de l’éducation physique, elle se démarque également des canons esthétiques et de la stricte notion de chorégraphie traditionnellement associés à l’enseignement de la danse.
Figures incontournables en France, les mimes Pinok et Matho – Monique Bertrand et Mathilde Dumont – sont à l’époque parmi les plus investies sur le terrain de l’expression corporelle. S’impliquant conjointement dans la création de spectacles, l’animation culturelle, fondant leur propre « Théâtre École Mouvement en Pensée », elles écrivent et font également publier des ouvrages théoriques pouvant se référer tout autant à Jean Dubuffet (Culture et Subversion) qu’à la danseuse Martha Graham, convoquant l’héritage des danseuses Isadora Duncan et Mary Wigman comme celui de leur professeur, le mime Étienne Decroux.
Concédant qu’une “certaine équivoque plane autour du terme expression corporelle” et que “pour certains, expression corporelle égale psychodrame, happening, libération des fantasmes individuels »2, leurs écrits attestant d’une réelle exigence quant au travail de la forme, du geste et du mouvement à des fins d’expression artistique savent néanmoins recadrer fermement les choses, avec une citation lapidaire du philosophe Alain rappelant combien « L’expression sans règle est une manière de prostitution ».3
Si relative et administrative soit-elle, la reconnaissance par l’Éducation nationale de l’expression corporelle marque une étape importante. Elle entérine, d’une part, les importants bouleversements induits depuis l’apparition avant-guerre des méthodes actives donnant la primauté de l’association du son au geste plutôt qu’à la lecture, dans l’apprentissage notamment de la musique : pédagogies incarnées entre autres par la figure de Jacques Dalcroze ou la pratique en vogue du Schulwerk de Carl Orff, eux-même influencés par les réflexions de pédagogues et théoriciens comme le Français Delsarte, l’Allemande Liselott Diem ou le Hongrois Rudolf Laban. D’autre part, elle peut se comprendre en regard de l’acceptation progressive d’une expression enfantine – textuelle, graphique, musicale ou gestuelle – dont il faut rappeler combien la légitimité, notamment dans le cadre scolaire, n’eut longtemps rien d’une évidence.
Les disques de l’enseignant
Au cœur de cette vaste et nouvelle entreprise, quelle place sera donc attribuée à la musique ? Convoqué pour sa capacité désinhibante d’«éveiller en nous un besoin organique de mouvement », le « support musical » aura pour fonction de créer en nous « un certain état (euphorie, mélancolie, exaltation, etc…) favorable à la création spontanée. »4 ». Sa forme, sa structure, sa dynamique, son caractère même seront au service de cette expression libre et jaillissante, largement affranchie des contraintes de la métrique et de la synchronicité.
En ce sens, les supports musicaux émergents se démarquent des disques traditionnellement mis à disposition des enseignants pour accompagner leurs pratiques de l’éducation physique : répertoire édité par les principaux labels éducatifs à la faveur de la démocratisation des électrophones dans les écoles françaises d’après-guerre, généralement constitué de recueils de petites marches orchestrales appuyées sur le temps, sur une gamme majeure, proches dans l’esprit des harmonies municipales accompagnant les kermesses ou des fanfares de majorettes, et n’intégrant qu’à grand peine les apports du jazz, du swing ou des rythmes afro-cubain. Si l’écoute des leçons d’éducation physique imposées du LENDIT avec leurs « commandements parlés », ou des premiers titres édités par le label DEVA peut nous apparaître rétrospectivement désuète, il convient cependant de rappeler combien l’introduction même de la notion d’éducation physique à l’école constitua en son temps une avancée remarquable, tant celle-ci pouvait être jusqu’alors reléguée à portion congrue, au même titre que les disciplines artistiques.
Il faut attendre le début des années 1970 pour que certains de ces enregistrements ne se mettent à intégrer progressivement des éléments de musique pop, jazz-rock ou contemporaine, à la faveur de l’évolution des modes musicales et de la culture des musiciens impliqués.
Depuis toujours investi dans la fabrication de disques destinés à accompagner la pratique de la danse sous toutes ses formes, le label indépendant Unidisc participe très activement de cette évolution avec des albums conçus « pour l’éducation psychomotrice » comme Rythmix et Tempo, respectivement confiés aux orchestrateurs François Rauber et Bernard Gérard. Les échauffements, assouplissements, sauts, jeux de balle et la relaxation se font dorénavant sur des breaks de batterie et des harmonies emblématiques du développement parallèle de l’enseignement de la danse modern jazz. Toujours chez Unidisc, les plus inclassables Gymnorythmies du percussionniste Patrice Sciortino viennent soutenir des séries d’« exercices de gymnastique moderne » à base de cerceaux et massues. L’évolution des styles sera perceptible jusque dans certains enregistrements édités par la vénérable revue EPS (aujourd’hui plus de 300 numéros au compteur) : « Supports sonores dans les activités physiques avec engins (ballons, rubans, cordes, cerceaux, voiles, petit matériel divers) des enfants et des plus grands » où l’on peut curieusement retrouver les compositions aériennes du percussionniste Christian Hamouy, ou plus synthétiques du progresssif Serge Korjanevski.
Conçus «pour la danse et ses multiples formes théâtrales ainsi que ses diverses disciplines scolaires», «pour l’improvisation, la scène et l’entraînement corporel», les enregistrements publiés par Unidisc revendiquent fréquemment leur caractère multi-fonctions en réponse à la demande d’artistes, enseignants et éducateurs en quête de ces nouveaux « supports rythmiques et mélodiques ». C’est dans un tel contexte que, très tôt, Pinok et Matho se penchent sur l’élaboration d’une série d’enregistrements plus spécifiquement conçue pour l’expression corporelle. D’acoustique en électronique, les arguments de leurs bien nommés Métamorphoses ou Espaces Dynamiques, auxquels il faut ajouter le voyage synthétique vers les « Musicodrames pour enfants de 3 à 99 ans » des Pays de Tout en Tout, aiguillent les musiciens dans la réalisation d’un ensemble de propositions sonores d’une grande variété : rapides ou posées, tendues ou apaisées, cycliques ou accidentées, tour à tour atmosphériques, achoppées ou pulsatiles.
De climats caverneux en jeux d’écho asynchrones, d’harmonies contrariées en textures organiques, s’y ressent également l’influence de musiques électroniques ou concrètes répondant « au désir de ne pas bouger sans arrêt, emportés par un flot musical, et leur offrent des correspondances dynamiques telles que : exploser – freiner un mouvement – s’arrêter – amorcer lentement une giration et l’accélérer – bouger par saccades, etc… »5 .
Contractions, torsions, spirales, battements, impulsions… Le domaine du sonore et celui du gestuel se rejoignent à travers l’utilisation d’un champ lexical transversal, tout en interrogeant les limites de la notion de synesthésie. Car si, pour reprendre une citation du célèbre cartooniste Chuck Jones , «pas plus que la plus grave note d’un contrebasson ne fait naître dans votre esprit l’image d’un « petit oiseau », une simple ligne pourpre n’exprime, en dessin, le concept « éléphant »»6, on doit également prendre en compte qu’« à un son ne correspond pas une mais des réponses corporelles. Il n’y a donc pas de réponses justes, mais des réponses vraies parce que propres à chaque enfant. ».7
De l’ensemble des musiques ainsi réalisées, se dégage un réel sentiment de liberté, de justesse et de transversalité, aussi détaché des contraintes commerciales que des oukazes régentant encore à l’époque les chapelles d’avant-garde. Conjuguant son répertoire religieux avec un intérêt manifeste pour l’innovation et la créativité, le curieux catalogue du label Unidisc paraissait en un sens prédisposé à héberger de telles propositions sortant des sentiers battus. Compositeur et organiste ayant personnellement œuvré au renouveau du répertoire liturgique, son directeur Jacques Berthier entretenait également des liens avec le compositeur Pierre Henry: Unidisc ayant publié dès 1965 sa bande originale pour La Reine Verte – ballet contemporain de Maurice Béjart – tout en initiant la commande de l’Apocalypse de Jean, œuvre majeure du compositeur qui finirait par être éditée des années plus tard par la maison Philips avec le succès que l’on sait.
Toujours chez Unidisc, la “conseillère pédagogique” Andrée Huet et le chanteur pour enfants Pierre Chêne se penchent sur la conception des Imaginations en trois volumes, explicitement destinée à l’éveil corporel et psychomoteur des plus jeunes avec leur univers de pantins, petits chats, chevaux de cirque ou zigzags et leur agrément du Ministère de l’Éducation nationale avalisant un panel de musiques tout aussi étranges, tour à tour ludiques, pénétrantes, contemplatives ou accidentées.
Dans l’ombre des studios
Mais quel était donc le profil des musiciens directement impliqués dans leur réalisation ?
Parmi eux, divers transfuges de l’illustration sonore, grands habitués des sessions de studio ou du monde de l’audiovisuel : l’ancien stagiaire du GRM et compositeur Patrice Sciortino, les percussionnistes Michel Delaporte et son stakhanoviste comparse l’omniprésent Marc Chantereau, également porté à l’époque sur l’électronique… Un autre multi-instrumentiste opérant dans les sphères du jazz d’avant-garde – Benoît Charvet – ainsi que le spécialiste national et incontesté des effets sonores Henri Gruel. Enfin et surtout, des improvisateurs habitués des musique de scène, et accompagnateurs de cours et stages de danses contemporaines : Francisco Semprun et Michel Christodoulides, ou encore le pianiste et compositeur Dominique Laurent:
« J’étais complètement dans le dit dodécaphonique, cacophonique, parce que c’était comme ça qu’il fallait accompagner les cours de danse à l’époque: c’était vraiment très méchant, très dur, très hard pour les oreilles… Mais c’était un style, avant-gardiste, pas si mauvais que ça. J’ai travaillé pour la Fédération française de danse, et de fil en aiguille avec Pinok et Matho, pour de l’expression corporelle : je désossais les pianos, je travaillais avec des mailloches, je tirais les cordes pour créer des atmosphères, des ambiances. Lorsque vous donnez à vos élèves des sujets comme « la mort » en expression corporelle, vous ne pouvez pas vraiment faire du piano… Donc on travaille des ambiances sonores. »
Dès ses débuts en 1972, l’autodidacte Dominique Laurent se frotte à une grande multiplicité de styles et d’environnements : de musiques pour la danse avec Alain Germain en musiques de scène pour la Comédie française, il acquière son expérience sur le tas, accompagnant la première compagnie Martha Graham lors de son passage à Paris, écrivant au théâtre pour des orchestres de plus en plus étoffés… Réalisant, aussi, des musiques pour les films d’animation de la société Belokapi à partir de 1975, suite au décès dans un accident de plongée de son prédécesseur, le compositeur François de Roubaix.
« Je n’ai jamais été frapper aux portes pour trouver du travail, mais je n’ai jamais dit non. J’avais autant à fournir pour quelqu’un qui n’avait pas de budget que pour quelqu’un qui en avait, pour quelque chose qui allait être diffusé et rapporter du droit d’auteur que pour quelque chose destiné à rester dans l’intimité la plus absolue. J’ai toujours été porté par des projets, pas par des masturbations intellectuelles où on prend sa gomme pour revenir douze fois sur la même mesure. Ça ne m’intéresse pas. Faut faire. Après, on trie. »
Éloquent, son parcours emblématique de ces hommes de l’ombre nous renseigne sur l’état d’esprit particulier d’un musicien ayant toujours travaillé avec enthousiasme au gré des rencontres, commandes et collaborations dans des milieux aussi divers que ceux de la marionnette, du dessin animé, du théâtre et du mime. Mais n’ayant curieusement, en cinquante ans de carrière, jamais réellement signé d’oeuvre personnelle indépendante de ces applications:
« Je n’ai jamais composé de musique pour moi-même. Je n’y ai trouvé aucun intérêt, d’abord, parce que j’improvise comme je veux. Je fais ça en accompagnement de danse pendant des heures… Ceci étant dit, il y a des choses qu’on a toujours envie de faire et qu’on ne réalisera jamais dans sa vie: écrire un opéra, une messe, un grand machin qui a toutes les chances de rester dans un tiroir. Des choses que j’aurais certes envie de faire… Mais je n’ai jamais trouvé le temps. Si je suis dans un spleen parce que j’ai des problèmes personnels, je me mets au piano, j’improvise et je me soigne. Je me raconte des histoires que je ne connais pas, et quand j’en ai marre je vais me coucher. Ça évite d’aller chez le pharmacien. »
Enregistrée avec peu de moyens dans la porcherie d’une ancienne ferme à 200 km de Paris, la musique des Pays de tout en tout occupe une place particulière dans sa carrière, anticipant de peu la création de son propre home-studio.
« Dans Les pays de tout en tout, il s’agit d’une musique de paraphrase: on essaie de paraphraser ce que peut être un chewing-gum musicalement, en faisant des recherches sur le synthétiseur. C’est ce qui est intéressant avec les synthés : ce ne sont pas eux qui vous donnent les idées, mais vous pouvez aller puiser les idées chez eux, en les tordant, les travaillant… Vous jouez avec la fabrication du son. Vous êtes en train d’écrire un son nouveau, et vous allez en jouer. Vous avez trouvé un mot, et vous allez faire de ce mot-là un sujet. »
« Glace, transparence, maison de verre », « force obscure, irrésistible, lancinante », colère, cataclysmes, machines ou animaux étranges… Pour faire naître des images et des impressions, la musique se détache d’une approche de la synthèse mimétique – qui viserait à imiter le timbre des instruments d’un petit orchestre – pour conjuguer son approche tonale à une exploration ludique et sans prétention des timbres, des textures et des dynamiques. En compagnie de Pinok et Matho, Dominique Laurent poursuivra en 1982 avec la sortie de Azur et Ténèbres toujours chez Unidisc, puis du plus cinématique et ténébreux Fantasmusics autoproduit sous le nom des « éditions du Paon gris ».
« J’ai toujours fait du sur-mesure, en fonction de ce que je ressentais. Musicalement, j’ai toujours été dans l’univers, le moment et l’intuition. J’ai travaillé d’instinct. Je n’ai jamais cherché à comparer, et je n’avais pas le temps d’écouter ou de connaître ce que faisaient les autres. Quand je travaillais pour la danse, je faisais parfois sept cours d’une heure trente, soit plus de dix heures de piano par jour… Par la pratique de cours et stages, vous devenez forcément observateur : vous commencez à comprendre la motricité, la psychologie… »
Incarner le feu, le vent, la pluie ? Ne pas seulement mimer des actions, ne pas se cantonner au seul geste significatif, mais tenter d’accéder au registre symbolique ?
« Quand vous donnez comme thème « la mort », et que vous laissez les gens chercher corporellement, sans un mot, ce que peut représenter la mort pour eux, je peux vous dire qu’au bout d’un quart d’heure, il faut savoir gérer le jouet parce qu’il y a des gens qui peuvent péter des câbles. Vous apprenez donc sur le tas. »
Creative movement :
Aussi singulier que puisse apparaître ce corpus d’enregistrements dont le nombre et la vitalité impressionne, la comparaison s’impose avec les supports musicaux nés de l’essor concomitant, sur d’autres territoires, de la notion anglophone de «creative movement».8
Marqueur historique important : en Angleterre, paraissent en-effet dès 1962 les Electronic Sound Patterns de la compositrice Daphne Oram, curieux répertoire minimaliste de sons électroniques et troisième opus de la série Listen, Move and Dance conçue par la pianiste, enseignante et pédagogue britannique Vera Gray.
Depuis 1957, celle-ci travaille en tant que productrice de programmes sous l’autorité du « School Broadcasting department » de la BBC, station prenant particulièrement à cœur sa mission de service public visant à éduquer tout en divertissant et dont les programmes éducatifs radiodiffusés rythmeront des décennies durant la vie des écoles à l’échelle nationale. Après avoir donné libre cours à un principe d’adaptations de petites pièces mélodiques de Ravel, Dvorak ou Bartok sur les deux premiers volumes de la série, Vera Gray entame donc une collaboration avec Daphne Oram : inventrice de l’Oramics – instrument optique capable de générer des sons synthétiques à partir de tracés au pinceau sur pellicule – et co-fondatrice en 1958 du BBC Radiophonic Workshop, que celle-ci vient précisément de quitter pour monter son propre studio de musique électronique dans le Kent, au sud-est de Londres.
Ensemble, elles conçoivent un disque grammatical, partant d’une intention clairement didactique : série de motifs minimaux classés par catégories (glissandos ou déphasage, sons montants et descendants, variations rythmiques…) sensibilisant l’auditeur aux propriétés de sons électroniques pouvant également être utilisés à des fins plus évocatrices.
Réalisé en compagnie de Desmond Briscoe – autre co-fondateur du BBC Radiophonic Workshop – le quatrième volume de la série paru en 1966 poursuit dans cette voie, son répertoire de sons ayant toujours pour fonction de compléter l’offre de programmes de la BBC en matière d’éducation au mouvement, à la pantomime, aux ateliers de création théâtrale ou à la pratique de la marionnette. Toujours sur le label EMI / His Masters Voice, qui semble à cette époque particulièrement réceptif à de tels projets éditoriaux, la série des Stories in movement de Rachel Percival peut faire appel, dans un esprit plus orchestral, aux services du prestigieux compositeur John Dankworth, que les Français connaissent avant tout pour les thèmes de Chapeau Melon et Bottes de Cuir ou du film culte Modesty Blaise.
Dans l’intervalle, Vera Gray et Rachel Percival ont publié ensemble un ouvrage théorique – Movement, Mime And Music – dont les recommandations musicales à l’attention des éducateurs, centrées sur Bartok, Bizet, Schubert ou Ravel, ainsi que sur le répertoire traditionnel de comptines, surprend par sa tempérance et ne comporte au final que peu d’œuvres contemporaines. En 1969, sept ans après sa parution, un disque éponyme voit le jour, reflétant cette dichotomie avec une première face relativement classique, dissimulant sur son envers les sonorités prospectives de Delia Derbyshire et John Baker, autres membres du BBC Radiophonic Workshop délivrant de remarquables miniatures électroniques tour à tour légères et espiègles (Mattachin), tantôt plus inquiétantes ou méditatives (Structures).
Bien qu’elles intègrent une composante plus littéraire et poétique, les Seasons de David Cain sorties la même année se présentent également comme un disque destiné à accompagner «le mouvement et l’improvisation», dans une veine où s’entremêlent folk synthétique et harmonies médiévalisantes au service d’une «musique de chambre d’ écho».
Au-delà de ces quelques exemples, dont le caractère pionnier sur le plan éditorial est à souligner, il semble qu’il faudrait s’orienter, dans notre quête d’exemples atypiques, vers une investigation des milliers d’heures de programmes n’ayant connu que les honneurs de la stricte diffusion radiophonique… La production spécifiquement discographique n’ayant semble-t-il pas réellement donné lieu, au Royaume-Uni, à davantage de développements au cours des années 1970.
Temps distillé
Sur le territoire américain, la créativité exceptionnelle des disques autoproduits par le célèbre pionnier de l’électronique Bruce Haack en compagnie de la danseuse et éducatrice Miss Nelson tout au long des années 1960 tend à souligner, par contraste, le caractère moins exubérant des disques produits dans la décennie suivante par les labels éducatifs Kimbo records, Activity house ou Melody House, dans une veine moins expérimentale et psychédélique, davantage portée sur la musique funk, son groove et ses arpèges de piano électrique. L’exemple du catalogue d’Unidisc, comme celui du corpus d’enregistrements produits dans l’orbite de la BBC, nous rappellent à cet égard combien la qualité artistique et formelle des supports éducatifs reste tributaire de l’effort conjoint de créateurs, éducateurs, labels, institutions et circuits de diffusion habités d’une vision commune.
En France comme ailleurs, les années 1980 furent le théâtre d’un retour en grâce et d’une montée en puissance du fitness et du culturisme, de la gym-tonic et du développement personnel à l’ère du capitalisme télévisé. Chez Unidisc, les deux volumes de Baby-Tonic suggèrent d’ailleurs une tentative de négocier le virage et s’adapter à l’air du temps. Mais Véronique et Davina n’eurent jamais raison de Pinok et Matho. Aux dernières nouvelles, après avoir, trente ans durant, géré la direction du Tremplin Théâtre, celles-ci continuaient il y a peu encore de transmettre leur savoir sous toutes ses formes. Récemment samplé par le rappeur Russ pour un titre dépassant le million de vues, Dominique Laurent continue de se consacrer, entre autres activités, à l’accompagnement de cours de danse. Et l’omniprésent Marc Chantereau, dont la carrière s’étend de Gainsbourg aux publicités pour les sprays Studio Line, de France Gall au carton disco du groupe « Voyage », de s’étonner que l’on cherche à interviewer, selon lui, « un musicien totalement inconnu ».
Toujours pratiquée – notamment auprès des plus jeunes enfants en école maternelle – sans doute l’expression vit-elle ses supports musicaux évoluer, ses contenus s’adapter. Et parfois, sa dimension militante concéder quelques acres de terrain, mais sans jamais disparaître, ayant survécu et essaimé bien au-delà de l’étiolement des utopies ayant entaché les années 1980. Preuve incontestable, passé les effets de mode, de son caractère profondément structurant, intemporel, et de son inaltérable pertinence.
Cet article fait partie du programme « musique et soin » initié par le festival Les Siestes Électroniques, développé dans le cadre de la plateforme Shape et rendu possible par l’aide de l’Union Européenne (programme Creative Europe).
Notes:
1 Pinok et Matho, notes de pochettes de Métamorphoses, Unidisc 197?
2 Pinok et Matho, Expression corporelle, mouvement et pensée, éditions Librairie J.Vrin, p.144
3 Alain, Système des Beaux-Arts, cité par Pinok et Matho, in Expression corporelle, mouvement et pensée, p.68
4 Pinok et Matho, Expression corporellet, mouvement et pensée
5 Ibid, p.26
6 Chuck Jones, Music and the Animated Cartoon, in The Cartoon Music Book, ed. Goldmark / Taylor, p.99
7 Serge Boeche – Du son au geste, notes de pochette – Armand Colin-Bourrelier 1982
8 Parfois définie comme initiation au « mouvement et à la danse dans leurs formes élémentaires, comme expression physiques de sentiments et d’humeurs. »