Ça va plus du tout : j’aime un disque de Floating Points (avec Pharoah Sanders, OK)

Pharoah Sanders, Floating Points, London Symphony Orchestra Promises
Luaka Bop, 2021
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Musique Journal -   Ça va plus du tout : j’aime un disque de Floating Points (avec Pharoah Sanders, OK)
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C’est terrible les a priori. Ça plombe non seulement la musique mais aussi la manière de l’appréhender et d’y réfléchir sereinement. Et en même temps, est-ce que ce n’est pas pour ça qu’on se lève le matin ? Je veux dire, est-ce que ce n’est pas seulement en dépit, mais bien grâce aux nœuds qu’on se fait au cerveau (et au ventre, c’est important pour la suite) qu’on parvient à la fin de la journée à y voir plus clair face à l’objet-disque ? Je ne sais pas bien pourquoi, mais j’ai de plus en plus le sentiment que tout ce que le « journalisme rock » (appelez ça comme vous voulez) a longtemps regroupé un peu paresseusement sous le terme de « mauvaise foi » n’était rien d’autre qu’une manière à peine voilée de me mettre à l’épreuve. Comme si notre plaisir inavoué à écouter de la musique et essayer d’en parler ne consistait en creux qu’à se fabriquer des nœuds pour mieux pouvoir les dénouer.

Ça a longtemps été valable pour les barrières esthétiques (ou sociales, ou « morales », ou politiques) qu’on se fixait – souvent un peu aléatoirement, parfois juste pour emmerder le monde. À une époque pas si lointaine, il y avait presque un instinct grégaire à déclamer des sentences péremptoires (et faussement provocatrices) comme « Kendrick Lamar est le rappeur préféré de ta grand-mère », ou « il faut plonger tous les membres de Grand Blanc dans une cuve d’acide pour la survie de l’espèce, c’est la seule solution ». Jugements définitifs et arbitraires qui étaient de toute façon déjà rendus caducs par l’Internet-roi, une libéralisation des mœurs et un goût prononcé pour affirmer systématiquement le contraire de son voisin – c’est ce qu’on appelle le snobisme inversé, qui n’est au fond qu’une déviance du panurgisme précité.

Pour ma part, les équations de type musique électronique + jazz avec option orchestre symphonique ont longtemps activé des feux intérieurs qui m’envoyaient directement vers le septième cercle de l’enfer. Évidemment, on ne peut pas tout mettre dans le même panier, mais les premiers exemples qui me viennent en tête sont la réinterprétation des hits du label Ed Banger par l’orchestre philharmonique de Radio France, ou encore les incursions de Jeff Mills avec l’orchestre philharmonique de Montpellier (qui joue de « vraies » cloches !). Et même lorsque les invités avaient tout pour me plaire, comme par exemple sur ce disque collaboratif entre Jamal Moss et le Sun Ra Arkestra sorti sur RVNG Intl en 2015, le résultat finissait souvent plus par ressembler à une grosse charlotte dégoulinante de prétention qu’au chef-d’œuvre cubiste électronique annoncé. Certes, avec l’album collaboratif entre Floating Points, le London Symphony Orchestra et Pharoah Sanders sorti il y a deux semaines, l’intention de départ avait l’air d’être ramenée à des hauteurs plus terrestres (et ce n’est pas très gentil d’essentialiser), mais ce qui surnageait avant tout, c’était bien la désagréable sensation d’assister à une tentative de faire rentrer au pied-de-biche la techno et la dance chez la « grande musique » (mais si, c’est pour son bien). Soit, à ma gauche, une tentative de légitimation de la musique électronique façon Nicolas-Jaar-avec-de-vrais-instruments. Et à ma droite, une entreprise avancée de jeunisme opportuniste opérée par un management pas très bien intentionné auprès du pourtant toujours vert Pharoah Sanders, pionnier du free et de l’ethno jazz . Voilà à peu près les types de postulats foireux qui se forment d’office dans mon esprit avant même d’avoir entendu la moindre note de Promises, l’album en question.

Pourtant, il suffit du premier morceau de ce disque découpé en neuf mouvements pour lever tous mes doutes. Si les promesses de sérieux papal et de bâillement éternel s’évanouissent miraculeusement vite, c’est d’abord en partie car Floating Points se met en retrait, ou plutôt porte l’ossature du projet dans lequel il glisse un thème de quelques notes pour permettre à l’ogre Pharoah Sanders de déployer toute sa fougue de jeune homme de 80 ans. Ce qu’on y entend en premier, et qui va constituer le fil rouge mélodique du disque, c’est un clavecin électrique. Et peu à peu Promises se révèle pour ce qu’il est, à savoir un disque fou et paisible à la fois, traversé par des moments de pure rêverie et des cavalcades forcenées, des pas de côté free soutenus par le squelette d’une même mélodie, ces notes de clavecin qui permettent au disque de garder les pieds sur terre malgré l’altitude. Sur la deuxième partie du disque, le London Symphony Orchestra vient déployer ses cordes et donner de la voix, faire alterner les moments de calme et de forte intensité, et entériner la force tranquille et le rayonnement béat qui s’empare de nous. Se pose alors la seule question qui vaille : il se passe quoi au juste, pour qu’un disque dont je me méfiais autant au départ ait déjoué aussi facilement mes déterminismes d’écoute ?

Précisons tout de suite que je serais bien incapable de vous parler de quinte diminuée, de polymétrie, ou même tout simplement d’harmonie en évoquant ce disque, voire de n’importe quel disque – et j’en suis le premier désolé. Les considérations techniques sur la musique n’ont jamais été mon fort, je me suis même construit contre ça en partie, et globalement la musique enregistrée avec une patate et un dictaphone a toujours eu une place particulière dans mon cœur. Mais puisque qu’il m’est physiquement impossible de parler de modes doriens ou de quoi que ce soit d’autre s’en approchant, je me rabattrai donc sur mes affects.

Ce sont eux qui me faisaient affirmer sans sourciller jusqu’à très récemment que tout ce qui avait trait de près ou de loin à la musique de Floating Points me donnait envie de me foutre en l’air : pas de manière violente et dramatique à l’instar d’une défenestration classique, mais plutôt en m’auto-administrant le supplice de la goutte d’eau à l’aide d’un robinet d’eau tiède, classique de plomberie caractérisant le mieux selon moi sa musique. Il y avait bien eu Crush, son album « expérimental » sorti il y a deux ans, celui qui devait lâcher la bride, larguer les amarres et « laisser parler les machines ». Mais même là, son electronica pour vidéo de séminaire d’entreprise avait de quoi me décrocher la mâchoire pour toujours et aurait dû en bonne cause me faire foutre le camp d’ici.

Ce sont pourtant ces mêmes affects qui se glissent maintenant dans les interstices de mon analphabétisme musical, ravivent mes sales propensions de cuistre à m’emballer pour une musique que je ne comprends pas, en un mot me laissent sur le carreau. Ça tient souvent à pas grand-chose ces changements d’humeur, on pourrait prendre ça pour des caprices d’écoute et si on était un peu rationnel on ne devrait pas trop s’en éloigner. Mais je pense au contraire que c’est précisément ça qui fait la critique musicale au sens où je l’entends. Par bien des manières, et même lorsqu’ils sont construits de façon totalement artificielle, ces affects peuvent libérer bien des complexes – et si les grammairiens de la note bleue ne sont pas d’accord, je les invite à aller voir ailleurs. Si elles ne reposent absolument pas sur des principes cohérents ou des dogmes fondateurs, ces humeurs appellent en tout cas à une réelle démocratisation de l’écoute, et permettent même parfois, soyons fous, de changer des vies. Car si les affects sont par définition capricieux, mouvants et imprévisibles, c’est justement ce qui les rend si précieux. Je dirais même qu’ils peuvent être à la fois aussi aliénants qu’ils sont parfois émancipateurs.

J’ai des connaissances parcellaires (et donc lacunaires) en jazz, mais ce que je sais c’est que l’écoute de « Elevation » ou de Karma de Pharoah Sanders ont pu être des expériences transcendantes à l’époque où je me gavais encore de musique dans tous les sens, expériences bien plus puissantes et revigorantes émotionnellement que tout ce que j’avais pu écouter alors, dans n’importe quel autre genre. Je ne sais pas bien quelles sont les raisons qui m’ont poussé vers ce genre de choses à l’époque, si ce n’est probablement une forme de faux dogmatisme adolescent qui m’aiguillonnait alors arbitrairement vers ce que je pensais naïvement être « radical ». Soit des raisons pas plus informées que ma future haine de Floating Points ; on dit souvent que le jazz nécessite un apprentissage pour être apprécié, seulement à l’époque je ne connaissais pour ainsi dire pas grand-chose, et je ne suis pas sûr d’en avoir su beaucoup plus, des années plus tard, lorsque je m’attaquais sans réserve à ce que je pensais être de l’électronique au mètre de fin de compile Buddha-Bar. Quoiqu’il en soit, les disques de Pharoah Sanders (ou ceux de Coltrane ou de Sun Ra, qu’il a accompagnés au pic de leur créativité débordante) sont le genre de disques qui réveillaient (ou révélaient) confusément chez moi alors des sentiments enfouis et inconnus, à l’image du sexe ou de la première montée de drogue, toutes proportions gardées. Aujourd’hui, ce bouleversement passé ressurgit à l’écoute de Promises, mais pas de la même manière. Car en 2021, Pharoah Sanders est un type de 80 ans ans qui joue comme s’il en avait 20, ou plutôt 120, tant il respire une forme de sagesse et de félicité infinies. Dans le mouvement 4, lorsque Sanders laisse tomber ses cuivres et se met à babiller des onomatopées sans queue ni tête, quelque chose se passe, que je serais bien incapable de formuler, mais qui bouleverse mon rapport au disque. Une quiétude s’empare de moi, une intimité subreptice, avant que le vénérable jazzman reprenne son instrument et continue le thème. J’éprouve alors un sentiment que l’on expérimente très peu ces derniers mois (et je pense que je ne suis pas le seul) : j’ai l’impression que tout va bien se passer.

Un disque aussi apaisé en ces temps inapaisés, je ne l’avais vraiment pas vu venir, et je me rends compte que s’il me touche autant c’est sans doute parce qu’il comble tout ce qu’il manque en ce moment chez tout un tas de gens depuis un an (paix de l’esprit, volupté, gratouillis dans le dos). J’ai beau me triturer le cerveau dans tous les sens, je n’arriverai sans doute pas à trouver des périphrases pour dire autre chose des mélodies qu’elles sont « jolies », alors que le disque est infiniment plus complexe que cela. Mais il est parfois important de se fier exclusivement à ses désirs et humeurs les plus élémentaires. Car un disque qui arrive à déclencher des émotions aussi puissantes ne peut a minima qu’être très fort, d’autant plus s’il me fait perdre mon latin et m’ôte à ce point les mots de la bouche. C’est une raison suffisante qui explique que je l’écoute en boucle depuis une semaine. Ça, ou le signe qu’il faudrait peut-être que je commence à me détendre.

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