Rétablir Kyo et leur offrir une vraie reconnaissance au sein de l’intelligentsia musicale hexagonale m’est toujours apparu comme une mission, le mandat d’une vie passée sous l’effigie des musiques émo et de tous leurs sous-genres et univers intrinsèques ; et plus spécifiquement leur second album, Le Chemin, sorti il y a 20 ans maintenant. Un disque au succès phénoménal, dont les tubes occupent souvent une place de choix dans les soirées de la génération Z, où sont chantées à tue-tête leurs complaintes élégiaques sous 1 gramme 5 d’alcool, les petits cœurs des années 90 se craquelant, à nouveau frappés par la surpuissance d’une nostalgie inégalable.
Formé à la période collège, en 1994, Kyo s’est rapidement fait repérer par des agents artistiques au zen affuté, ayant flairé le potentiel d’un boys band supra mélancolique pour squatter les ondes de RTL2, et ce du soir au matin. J’imagine fort bien l’excitation mais aussi la docilité de ces ados voulant percer à tout prix, se laissant prendre la main pour aller vendre leurs âmes à la varietoch’ alors que leurs rêves suprême devaient être de créer le cocktail divin du rock, un magma en fusion de Radiohead versus Nirvana. Ce pis-aller fut pourtant ce qui a du arriver de mieux à leur carrière, car leur premier album reste à ce jour une distillation parfaite de ce que le pop rock / variété à la française a su produire de mieux.
Le disque débute intelligemment avec les quatre singles enchainés et notamment leurs deux plus grands succès, « Le Chemin » (avec Sita) et « Dernière danse ». Il y a peu à dire sur ces morceaux, qui ont tout de même réussi à se loger dans la tête de toute une nation pendant un laps de temps tout sauf négligeable ; sauf peut-être que la recette Kyo y est à chaque fois très clairement établie. Nous sommes dès lors les témoins des esquisses de jeunes âmes torturées par l’amour et l’incompréhension, dans la quête inexorable d’une place, d’un salut, d’une reconnaissance. Tout cela est merveilleusement traduit par une dégoulinade de mélodies et de refrains sur-catchy, bercés par cette voix de souffreteux, grêlée par la fragilité et la tristesse. Benoit Poher, frontman et chouineur invétéré, a envie d’un gros câlin et c’est bien normal.
Et pourtant, la suite, moins connue, réussit à être encore à la hauteur. L’élégie de ces jeunes adultes continuent sur des titres plus confidentiels mais gardant fièrement le cap affectif de leur petite entreprise. Je pense au morceau « Je saigne encore », véritable salmigondis de sentiments douloureux devenant presque insaisissables dans leurs abondances et leurs intensités, ou encore à « Je te vends mon âme », incontestable ode à la capitulation amoureuse (les légères touches électroniques sont évidemment de trop) dont le pont fugace, limite nu-metal, ébranle toutes les âmes nineties à l’horizon. « Pardonné » est plus subtil, dans son écrin classique de ballade kyoesque ; un appel à l’aide qui touche au génie, principalement dans ce break tout juste murmuré (« marché ensemble, mourir ensemble, tomber ensemble, c’est paaaaaarfait »).
« Sur nos lèvres » est finalement la chanson la plus rock et la moins bonne du disque, la guitare et la batterie volent la vedette aux lamentations vocales, tout ça ne veut plus dire grand chose. Même effet sur « Tout reste à faire », avec son tempo ralenti : un dernier titre pâlot et inauthentique, une fois mis en rapport avec la frénésie émotionnelle du reste de l’album.
Il y aussi « Tout envoyer en l’air », cet hymne incandescent plus pop-punk que réellement rock et empreint d’une revendication adolescente pour petits bourgeois de lycées privée mais qui, malheureusement, marche et pèse lourd ; mais c’est sur « Comment te dire » que la dialectique kyoesque se déroule le plus admirablement. Cette chanson est un climax où l’ambition première du groupe se voit incarnée à son niveau de pureté le plus élevé : les tempos oscillent, souvent dans une pure inclination rock, les harmonies se rattachent, encore et toujours, à une sentimentalité à toute épreuve. C’est la rencontre inopinée entre Téléphone et n’importe quel groupe américain d’indie pop passant sur MTV2 en 2003, un crossover miraculeux et éternellement marqué du sceau du tabou.
Tout cela est-il beaucoup trop mielleux pour être pris au sérieux ? Vais-je passer pour la pire des trompettes en voulant ne serait-ce que considérer le travail de Benoit, Florian, Fabien et Nicolas ? Rien à foutre, je crois fièrement en l’authenticité et le lyrisme absolu de ces hommes sensibles et valeureux, sur ce disque en tout cas – je n’ai tout simplement jamais écouté le reste de la discographie, désolé les gars, je ne peux pas être partout. Ne laissez jamais personne cracher sur cet édifice délicat et merveilleux qu’est « Le Chemin », figure de prou bouleversante des émois musicaux populaires d’une génération (la mienne) ou plus ( la vôtre, aussi, peut-être). C’est un disque que je chéris particulièrement, une œuvre granitique dont je ne saurais tolérer la moquerie, portant fièrement le drapeau de sa brillance et de ses effets.
Mais restons vigilant, car comme Benoit, cet outsider sublime, le dit : « tout ce qui brille est un leurre, tout ce qui brille peut fondre au soleil… ». En gros : Nothing gold can stay…