ElGrandeToto rappe une langue multiterritoires [archives journal]

ELGRANDETOTO Caméléon
RCA/Sony/BNJ City Block, 2021
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Musique Journal -   ElGrandeToto rappe une langue multiterritoires [archives journal]
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Il y a quelques années, mon directeur de mémoire en esthétique m’avait encouragé à parler de la musique d’un point de vue philosophique. Pas facile, puisque la musique seule suffit rarement : il lui faut quelque chose (chez son créateur, ou dans le texte, ou dans son environnement immédiat, le contexte sociétal autour) qui fasse que le tout suscite une émotion, une image, un petit ailleurs cérébral. En somme que quelque chose se passe, advienne chez celui ou celle qui écoutera. Cette petite déflagration cérébrale personnelle est survenue pas plus tard que le matin du 9 mars dernier, entre 6 et 7 heures. Étant encore sous le coup de la déception relative à l’écoute du dernier album de Booba, j’en parle avec un ami, debout lui aussi mais pas sur le même fuseau horaire. Puis j’erre un peu sur les internets, à la recherche de nouveautés en rap français, sachant que je n’ai pas vraiment ressenti de grand frisson depuis l’album Néo de Wit., fascinant rappeur montpelliérain. À force de dérives algorithmiques (si toutefois celles-ci sont possibles), je tombe sur le titre « Étranger » d’ElGrandeToto et c’est Damso qu’on entend en premier. L’élégance de l’instru, pourtant assez classique, commence à créer une petite brèche dans mon esprit, entre deux naïves gorgées de café. Mais tout ça n’est pas grand-chose jusqu’à ce qu’apparaisse ElGrandeToto : son phrasé d’abord parlé, semblable à une sorte de ronronnement envoûtant, évolue peu à peu, jusqu’à la délivrance d’une énergie folle lorsque le rappeur se met à « kicker », purement et simplement, mais surtout purement. La brèche devient petit glissement de terrain mental, ne cesse d’avancer, suivant le cours du morceau et de ce flow hors du commun.

Taha Fassi, rappeur né en 1995, Marocain originaire de Casablanca, officie donc sous le nom ElGrandeToto. Quelques titres éparpillés en 2017, puis un chouette premier EP, Illicit, passé sous quasiment tous les radars médiatiques français du rap en 2018, et cet album Caméléon sorti il y a deux semaines. Internet n’est pas très bavard au sujet du jeune rappeur alors qu’il est le plus streamé au Maroc, cumule des millions de vues sur YouTube, a signé chez RCA/Sony Music France, notamment grâce à DJ Kore si l’on en croit cette interview accordée au site HipHopCorner. ElGrandeToto est donc très suivi au Maroc, ainsi qu’en Afrique et même dans le reste du monde, mais manifestement encore peu en France. Sur Caméléon, Taha Fassi semble naviguer d’un titre à l’autre en s’aidant des étoiles, traversant toutes les variations possibles du hip-hop, si ce n’est toutes les variations de la musique grand public de manière générale, gardant pourtant toujours le bon cap. Il y a à peu près tout. Du reggaeton (« #OuDiriHaka », « Aloha ! »), le surgissement de soufflants hispanisants (« Aloha ! » encore), un sample d’accordéon qui construit l’instru de « Tango », du grime turbulent (« A.D.H.D »), et des morceaux plus classiques, orienté trap ou drill, mais jamais ennuyeux (« Obscurité » en featuring avec l’excellentissime Hamza, « Mikasa »). Quant au flow, un tempo mitrailleur, un accent traînant évoquant parfois Kekra, alternant selon les titres avec un chant plus généreux, rond, lui-même délicatement enrobé d’autotune. Et puis la pop. Le dernier titre « Bent Nass » est un brillant voyage spatial, comme à bord d’un bateau gonflable, glissant sur les hauts nuages mais droit vers un trou noir, une ambiance à la croisée des années 2000 et de ce que sera probablement 2023. Des synthétiseurs discrètement épiques, un chant en arabe, tout en douce mélancolie. Puis le rap à proprement parler, alternant dans une métrique implacable le français, l’arabe, un mot sur deux par moments, et dans une moindre mesure, l’espagnol et l’anglais.

Je sors hagarde de la première écoute, je tiens un médaillon entre les oreilles, une pépite extra-contemporaine, un album dont l’atmosphère, du premier au dix-septième titre, réussit à synthétiser, mieux que n’importe quel article ou que n’importe quelle image, ce qu’est ce drôle de monde pandémique dans lequel nous vivons depuis maintenant un an. Au-delà de l’atmosphère, de l’alliage de genres, de styles, de versants esthétiques, c’est bien la question du langage qui est en jeu ici. Je ne parle pas du tout l’arabe, mais je comprends quand même quelques mots, vague et heureux reliquat d’une scolarité passée en ZEP dans le Pas-de-Calais au début des années 2000. Je ne comprends donc pas ce que raconte Taha Fassi dans ses chansons, si ce ne sont les quelques passages de français, d’anglais ou d’espagnol qui ponctuent presque chacun des textes de l’album. Et je me rends bien compte que ce n’est pas du tout un problème. Car le miracle, c’est que le langage s’y fait poétique pure, métrique en roue libre, au sein de laquelle c’est l’alliance enchanteresse du rythme et de la sonorité qui fait œuvre. Bien sûr, les quelques punchlines en français glanées ça et là m’indiquent de manière assez limpide que ElGrandeToto me raconte son histoire, son vécu, quelque chose d’éminemment intime et riche. Mais ce qui domine, c’est bien la forme de l’onde sonore et langagière. Un ami proche (et lui-même marocain) me confirme une intuition, qui n’est en réalité peut-être qu’un souvenir auditif lointain : insérer des mots en français, en espagnol et parfois en anglais est quelque chose de naturel dans l’arabe dialectal marocain, la darija. Et cette insertion-là décuple le jeu des sonorités.

Ce qui fait œuvre et ce qui fait image sonore, c’est cette fusion du langage et de la musicalité de la langue même, associée au rythme découpé imposé par la métrique propre au rap. Je ne crois pas avoir jamais entendu une telle vitalité auparavant dans le rap francophone. Une espèce de nonchalance et de facilité technique à jongler entre les diverses langues, à jouer de chacune de leurs particularités sonores, ou sourdes, certaines gutturales, d’autres non. C’est une gymnastique élastique à l’intérieur même de ce qui est finalement le plus indescriptible : parler, dire. Le sens et la signification n’ont plus d’importance, le signe même importe peu, tout est dans le son, sa plasticité, sa capacité à se mouvoir, que ce soit dans l’espace restreint de la bouche de celui qui dit, ou dans l’espace plus grand qui accueille et fait résonner ce dire. Taha Fassi réussit à allouer un espace conséquent à la physicalité pure du son, et à réussir à dire sans dire, simplement en faisant se manifester l’essence même de la vocalité.

La musique seule suffit rarement, mais lorsque c’est le cas, elle transcende la manifestation du langage et la question de la signification pour ne devenir qu’un spectre sonore dense et profondément vivant, unissant le corps et l’âme, de tous et toutes. Pour nous qui sommes depuis un an à l’épreuve de la distance, géographique ou mentale, ElGrandeToto réussit à travers le langage à nous faire ressentir la vastité du monde comme immédiatement accessible. La musique seule suffit rarement, et cet album en est une belle preuve. 

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