Allo la Terre ? Ici Thaemlitz (oui, la dure à queer) !

Terre Thaemlitz Means from an End
Mille Plateaux, 1997
Terre Thaemlitz Couture Cosmétique
Caipirinha Productions / Daisyworld Discs, 1997
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Musique Journal -   Allo la Terre ? Ici Thaemlitz (oui, la dure à queer) !
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N’ayant pas forcément une énorme culture club – musicale ou in situ, c’est la même –, je ne connaissais pas jusqu’à il y a peu Terre Thaemlitz. Pourtant, la personne a clairement le profil pour rejoindre mon équipe all star, sur PES ou IRL. Elle réfléchit à sa pratique et conceptualise dans tous les sens mais lâche aussi les chiens sans préavis, a sorti des trucs sur Skylax, tapé un classique ambient ou encore repris Kraftwerk et Gary Numan en mode récital néo classique, dans un grand écart voluptueux et essentiel. En me renseignant un peu, il s’est vite avéré que toustes les muscadin·es du dancefloor – Étienne « Semelle de velours » Menu en tête – connaissait, souvent d’un peu loin, sa contribution particulière à l’édifice chelou et impossible qu’est la musique humaine enregistrée. Pourtant, cette apparente et plutôt large acceptation (des conf’ Red Bull jusqu’au Centre Pompidou, en passant par la documenta) ne l’a pas empêchée de rester un peu en retrait du biz mondial. Peut-être l’a-t-elle même poussé à l’être, difficile à établir ; mais en tout cas l’hétérogénéité, l’exigence, la longévité et le secret relatif caractérisant son œuvre vont aussi dans ce sens.

Tout chez elle parle de révolte et d’indépendance : ce nom mystique et (littéralement, pour une fois) ancré, son absence travaillée des réseaux sociaux et des plateformes de streaming, sa queerness séditieuse, et évidemment sa musique faisant fi, on s’en doutait, de la notion de genre – l’idée d’une liaison entre genre musical et identité de genre rôde dans mon crâne, plus qu’à l’accoutumée. Et théoriquement, Terre creuse, avec sérieux. Pour raconter sa musique et notre monde ; pour faire la première et transformer le second. Presque toujours, ses disques sont aussi l’occasion d’une plongée réflexive intense, et des essais en pdf (la section writings du site de son label Comatonse, est très fournie, et donne un aperçu de la fécondité de sa plume hardie) les accompagne. Sa musique pense, dans la matière même ; soigneusement et avec effronterie.

La musicienne donne aussi dans la deep house sexy et canonique, super rutilante. Sous l’alias de K-S.H.E ou DJ Sprinkles, elle a d’ailleurs sorti des trucs assez dingues, comme cette collaboration avec Mark Fell (dont la présence m’a surpris d’abord, et en fait non), tout ce qu’on attend d’un disque de house, précis et obstiné, avec les basses bien au fond. Le versant le plus hédoniste de la musique de Thaemlitz ne se trouve pas épargné par sa volonté de libération et d’insurrection (cf. les samples de discours à la recherche de l’émeute, au hasard), et c’est aussi de là que cette dernière vient, sûrement : à New York au mitan des années 80, au cœur du bouillon, elle fréquente puis mixe dans les balls et clubs queer, alors qu’elle est étudiante à la Cooper Union. Sa house est gorgée de sève, magnifique, mais il y a des jours où c’est un peu trop pour moi. Mais tout ça c’est une question de VIBE, et je crois que sa VIBE post-structuraliste abusée, « légèrement » marxiste, un peu ardue et traversée de mille émotions et illuminations, parle à mon cerveau d’universitaire en décrochage et délie mes doigts.

Au départ, je voulais me pencher sur Lovebomb, un album sorti en 2003 sur Mille Plateaux (évidemment) et à mon sens un chef d’œuvre de sensualité complexe, entremêlant artefacts numériques, sampling audacieux et traitements radicaux de la matière pour questionner la notion même d’amour dans une optique théorie critique pas super jouasse – tout un programme. Mais voilà, Terre gère farouchement les droits de son catalogue, tout passe par son label et très peu de choses sont disponibles à l’écoute en ligne. Je respecte le geste, je l’admire même, mais pour les journaleux musicaux c’est un peu l’enfer. Pas de bombe d’amour pour cette fois donc, mais deux disques de 1997 aux sonorités très contemporaines, selon moi aussi chargés en émotion, farfouillant entre autres du côté de la synthèse numérique, du chaos acousmatique hors les murs et du sample (notamment jazzy) détourné de sa fonction.

Il y a donc d’abord Means from an End, lui aussi sorti sur Mille Plateaux et travaillant l’enregistrement comme substance culturelle et matérielle. Ici, la beauté se trouve dans les artefacts issus des différentes « migrations » (d’un média à l’autre) et manipulations (avances rapides, synthèses numériques, distorsions, filtrages, cuts et j’en passe) opérées par Terre ; l’analogique et le numérique sont en tension constante, et nous naviguons avec la musicienne dans la matière alors qu’elle la travaille. Il y a quelque chose d’immédiat dans cette œuvre mais aussi d’impénétrable. Comme pour ses écrits, plus on plonge, plus on se perd, dans un processus d’herméneutique mystique et faussée. Ainsi, les trois mouvements (de longueur inégale : « Inelegant Implementations », « Resistance to Change » et « Means from an End ») composant le disque sont jonchés de samples au feeling jazzy-lounge aussi maltraités que sublimés, soumis à des transformations intenses et agencés selon une science du collage extraordinaire de patience et de simplicité. Chaque morceau somme l’auditeur de rester sur le qui-vive, à l’affût d’un écart dynamique un peu trop intense (central et impressionnant, le travail sur les dynamiques), attentif à la présence d’une plage à la limite du perceptible. Même le repos doit-être vigilant : sur « Means from an End », les nappes éthérées se trouvent parsemées de sinusoïdales, traversées par des apparitions faussement hors-sujets et saisissantes.

Les sensations et images que pourraient « normalement » véhiculer les matières samplées (notamment sur les fragments bien jazzy, éventrés sur les tracks de la première partie, ou la magnifique dispersion du « I Love You Just The Way You Are » de Billy Joel sur ceux de la seconde) se trouve court-circuitées par la musicienne, jouant avec nos attentes et notre écoute, son héritage musical et nos représentations. Elle détourne et recontextualise – ce qui fonde en partie « son » ambient » et « sa » house, il me semble – emprunte des voies étranges, travaille la forme et le processus pour atteindre son but. Encore une fois, ses notes nous apprennent plein de choses sur ses méthodes et dispositifs, mais même sans cela, les moments de grâce du disque annihile la théorie, comme ce « Still Life w/ Numerical Analysis » composite et improbable, où des rires pré-enregistrés et un solo de banjo (!) augmentent encore la mélancolie et le malaise des ostinatos mystérieux ; la clôture « Means from an End: End to a Means » final, obstiné dans sa beauté sale.

En fait, beaucoup de choses concernant cet album semblent pouvoir être appliquées à Couture Cosmetique ; c’est un peu comme si les deux albums avaient été réalisés et pensés dans une continuité, en un espace-temps similaire. Mais si l’ambient dynamique et pleine de résidus constitue le dernier tiers de Means from an End, elle est au centre du second opus. La surprise acousmatique et les « auralités » (ces traces fantomatiques du support), comme les nappes, ces sacs d’humeurs liquides gonflés, restent présentes. Partout, on peut se loger dans ses plis, mais également apprécier ses aspérités de l’extérieur, comme un objet soumis à une trame – narrative, tissée, il n’y a pas vraiment de différence. « Residual Expectation » par exemple, joue hyper bien sur le lien entre la multiplicité des sources et entités mobilisées, laissant apparaître, toujours dans un écart, une diversité d’ontologies et de subjectivités, s’incarnant dans les textures.

Logiquement, la théorie elle aussi suit le mouvement, et l’on voit se dessiner, avec plus de netteté que dans Mean from an End, les contours d’un érotisme sonore militant à la finesse dangereuse ; l’expression d’un désir incendiaire de transformation de la musique, et donc du monde. Cette théorisation multi-support d’une esthétique queer électro-acoustique, qui peut un peu plomber les novices au début (on va pas se mentir), découvre au fur et à mesure une beauté sincère, pleine et, contre toute attente, pas mal pop. Il me semble d’ailleurs qu’elle se répercute aujourd’hui, plus ou moins discrètement, dans pas mal de choses, du rap new gen à Arca, en passant par une bonne partie du renouveau (post ?) ambient entamé dans les années 10 – sur lequel il faudra forcément revenir –, mais aussi une frange du post-club, voire de l’hyperpop.

Je ne dis pas que tout cela se trouve directement influencé par ces deux albums ou la pratique de miss Terre (ptdr) dans son ensemble, mais il me semble que la dame a entendu et senti le futur. Qu’elle la mis en forme même, sans se la ramener outre-mesure. Et à cette prescience de pythie frondeuse et assurée je dis oui, sans retenue. Et bonne année à toustes aussi, hé !

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