Nouvel article, nouvelle anecdote impliquant un disquaire : lors de mon dernier passage dans la capitale, le mois dernier, ce cher Jean Carval, encore lui, m’a mené dans une boutique jusqu’alors inconnue de mes services, Vinyl Office. Un chouette établissement, spécialisé dans l’occasion et comptant de bien beaux items ; et, vous vous en doutez, je ne suis pas parti de là les mains vides. Outre une balle dubstep à vélocité faible et une compile dédiée à Oum Kalthoum, je suis aussi parti avec la cassette d’une certaine Yamina, El Ghorba y a El Ghorba, éditée par Zenati Production. Des cassettes qui sont toujours, comme par hasard, bien en évidence à côté de la caisse, pour ne nous laisser aucune chance d’y échapper ; mais on les connaît vos ruses de commerçant là, la foule gronde, ça va pas se passer comme ça, je vais écrire à 60 millions de consommateurs, moi ! Bon après la pochette ne m’a pas laissé le choix, non plus : la chanteuse de Constantine y apparaît tout sourire (avec le gloss), dans un manteau bleu clair intérieur fourrure, avec les cheveux bien faits ; et un sourire comme ça, impossible de lui dire non, surtout quand c’est l’interprète de « Aynik Aynik » qui le lance.
Je ne connaissais pas plus que ça la musique de la Cheba Yamina outre ce hit à vrai dire. En fait, je ne suis pas non plus un pro du raï à vrai dire, si ce n’est quelques cassettes de Cheb Hasni poncées sans vergogne (pour les curieux·es, il y a cette série sur France Cu’, celle-ci sur Arte, deux bidules auxquels je dois d’ailleurs m’atteler) mais je reste content de cette petite prise de risque entrepreneuriale qui n’a clairement pas été un loupé. En effet, toutes les chansons d’El Ghorba y a El Ghorba – un album fantôme ce truc, aucune info sur le lieu d’enregistrement ou les personnes impliquées outre Yamina et le label, je sais juste que la cassette a été édité en 1998 mais sinon c’est le trou noir – poussent très loin pour atteindre direct un apex émotionnel et festif. C’est un peu la base du raï, quand même, cet artisanat du climax permanent ; mais il y a cependant chez Yamina une sophistication électronique et dance qui pousse le bouchon un peu plus loin que les collègues, sur certains tracks au moins. Car si la chanteuse a une bonne connaissance de la poésie chaoui (langue surtout parlée dans l’Est de l’Algérie), elle ne verse pas dans le conservatisme, mais alors pas du tout – « les vieux aimaient ma voix, et les jeunes ma musique », dit-elle –, et je qualifierais même la dame d’audacieuse. J’ai aussi pu lire sur le Net qu’« aujourd’hui, sa notoriété est un visa permanent » : cette formule est très élégante et dit beaucoup de chose géopolitiquement, il me semble, mais elle nous renseigne également sur la carrière de cette artiste qui ne semble pas prête de lâcher le volant.
Dès le premier track, « Ouinak Ya Hanan », on comprend donc assez logiquement que ça va être la teuf et ce, sans répi possible. Comme assez souvent dans le raï, ça part sans préavis, direct dans le dur, des mises en place de bandit, du cuivre éclatant et fier en veux tu en voilà, le tout accompagné par un clavinova slappé ; c’est délicieux et la personne qui a mis ça sur pied peut-être fier comme un patron de bar tabac ! La section rythmique, boîte à rythme et basse (synthèse, pas synthèse, ça doit dépendre) est tight comme jamais, ce qui est d’ailleurs le cas sur tout l’album. On est dans de la « danse à deux » funky, caliente et boostée aux amphets, une sorte d’hybride fièrement méditerranéen et hautement énergétique ; toutes les variations du DX-7 sont ici disponibles, de la nappe vidéoludique au cordes voluptueuses.
La voix de Yamina est fabuleuse, invective et caresse en même temps ; c’est une maîtresse de cérémonie qui lacère le cœur et domine les danseureuses, elle les regarde dans les yeux, chaque mot frappe comme la lance de la vérité, ça peut partir en bagarre ou en communion à tout moment. En elle, la chanteuse porte en elle la fatalité et l’espoir qui nous mèneront, un jour peut-être, à ce fameux lâcher-prise – vers lequel nous entraînent d’ailleurs également les très nombreux solos complètement foufous, concentrés à 75% dans « Aatouni Dala », le dernier morceau bien fiesta en frontal.
Techniquement, cet album tient aussi de l’énigme quand à la manière dont la voix y est altérée – parce que la voix y est altérée et pas qu’un peu ; et même si la dextérité mélismatique de Yamina est dingue à me faire douter, le chanson éponyme, ou « Achyane Hali » sur son post-refrain par exemple, laissent quand même peu de doutes quand au fait qu’il y ait manipulation du vocal. Historiquement, il est possible de faire remonter la première apparition de l’auto-tune à novembre 1998 et au fameux « Believe » de Cher ; pourtant, El Ghorba y a El Ghorba date également de 1998. Comment est-ce possible ? Je veux bien que Yamina soit une artiste reconnue et importante, mais il me semble raisonnable de penser que les moyens déployés n’ont pas été les mêmes pour les deux artistes. Alors quoi ? L’histoire serait-elle plus complexe ? Serions-nous devant une œuvre bousculant complètement notre compréhension de l’Histoire ? La fierté sans borne des algérien·nes serait-elle donc bel et bien fondée ? Sont-iels vraiment puissant·es au point de prendre Cherilyn Sarkisian LaPiere de vitesse ? Ou alors la voix de cette chère Yamina serait-elle soumise à un procédé autre ? Un vocoder manié avec une grande dextérité, une mystérieuse trouvaille de studio inédite et jalousement gardée, peut-être ? Aucune réponse à l’horizon.
Ce que je sais par contre, c’est que le second morceau, « Liri Yama », s’ouvre sur un mélisme rayonnant faisant pour moi écho au « Voodoo Ray » de Gerald Simpson, sorti 10 ans auparavant. Acid-house et zumba (c’est anachronique, mais vous captez) y avancent ensemble, main dans la main sous l’œil de sa sainteté Idir, dans un glorieux œcuménisme de discothèque : le kick tout droit qui balance, accompagné par un tom bruiteux – le grésillement comme supplément d’âme, je sais, mais je ne peux pas non plus m’empêcher d’imaginer le studio a deux doigts de l’implosion, incapable d’absorber toute cette classe –, une grille d’accords simple et imparable jouée sur un yamaha de velours, une merveilleuse cocotte de guitare qui apparaît par intermittence, des leads de synthés maboulos… je ne sais pas pourquoi, mais je pense, encore une fois, à l’OST du jeu où Mario prend des vacances. Le soleil se couche, le soleil se lève, peut-être est-il au zénith, en tout cas il joue un rôle central dans l’histoire.
La musique de Yamina porte en elle beaucoup d’autres musiques, des thèmes populaires ou traditionnels sûrement, et certains me sautent aux oreilles. Il y a « Achyane Hali » avec sa petite guitare synthé super coquine, son clavier un peu reggae variet’ et la basse de beau gosse au fond du temps, qui rappelle fugacement « Aïcha » de Khaled, notamment dans son introduction, ou encore « El Maktoub Adan », où « Harkatni Eddamaa » d’Ahmed Whabi – oui, « Tonton du Bled » – est à plusieurs reprises cité. « El Maktoub Adan », un morceau vraiment trop smart, quelque part entre le raï, la new-jack et le downtempo, avec encore une fois des vocaux qui claquent. Yamina a vraiment une manière de poser vibrante et carré, chic et un chouilla roublarde dans sa façon de faire virevolter les syllabes (« Aatouni Dala »), ça fout des grosses feintes à la métrique… franchement, si c’est ça le feeling dans les soirées dansantes chaoui, l’Algérie gagne un gros point pour mon choix d’exode, là !
Voilà un super album donc, légèrement confidentiel et disponible sur les plateformes, d’une manière cependant un peu trop précaire à mon goût sur youtube : j’ai donc décidé de vous partager la numérisation de ma cassette pour ne pas pénaliser les camarades sans abonnement. Et puis sinon sur le même thème, je me suis aussi baladé au marché du Soleil dernièrement, avec ma chérie – qui est d’ailleurs l’heureuse détentrice de cette cassette : un joyau pour un joyau, ma parole –, où nous avons trouvé un cd (gravé) répondant au doux nom de Raï Bled 2K21 Volume 14, comportant plusieurs morceaux extravaguant, dont cette BOMBE de l’incroyablement nommé Didou Parisien ! Je recommande, même si c’est surement introuvable ailleurs qu’à la Belle de Mai, ce genre de truc.