Là, dehors, existent sûrement quelques désaxés formidables ayant creusé jusqu’au diamant l’œuvre de Morricone, passant en revue toutes ses bandes-originales et sa musique pour sublimer les films et donc nos vies. Je n’en fais bien évidemment pas partie. Modestement, Ennio et moi entretenons une relation saine et privilégiée, ni toxique ni obsessionnelle : son répertoire est bien trop riche pour venir défier ma torpeur et ma flemme de tous les instants. Ce qui n’est pas un problème en soi, car une œuvre aussi féconde a le bénéfice d’offrir la joie et la possibilité d’une vie entière de découverte et d’exploration – le badaud tombant ça et là, au gré des pérégrinations et des recommandations, sur une composition ignorée, un film inconnu. Cette prospérité m’a une nouvelle fois frappé pas plus tard que tout récemment, en écoutant un vieux show NTS de John T. Gast exhumant le « Tema di Ali » de la Bataille d’Alger, long-métrage algéro-italien de Gilles Pontecorvo sorti en 1968, composé par feu le virtuose romain. Je fus, comme de coutume avec Ennio, bouleversé par l’enchantement de ce haut-bois oriental, limite dub, transportant le morceau dans une dimension mélancolique surpuissante, dont j’ai encore du mal à m’extraire. Éblouissant, comme souvent.
Mais nous ne nous arrêterons pas en profondeur sur cette orchestration, même si elle le mériterait évidemment ; car c’est une autre composition de Morricone qui semble me poursuivre et me tourmenter depuis bien des années, spectre insaisissable, et me terrifie littéralement par la beauté et la perfection qu’elle représente. Elle me hante aussi par le hasard mystérieux qui semble la rattacher à un film qui, si on ne peut le qualifier de mauvais, reste globalement mineur et loin d’être d’un intérêt vital : La Ragion Pura (La Femme qui rêve en VF), réalisé par Silvano Agosti en 2001, connu des seul·es féru·es de série B italiennes et tragiques (en rediffusion sur la Rai les dimanche soirs). Le film est un drame marital quelconque interprété par Franco Nero et Eleonora Brigliadori, couple nécrosé et traumatisé par un avortement, uniques protagonistes de ce huis-clos pathétique. Quinze ans de vie commune écrasée par la monotonie et la tristesse du quotidien d’un amour émoussé, flasque, émaillé de dialogues ensommeillés. La vulnérabilité de l’histoire va être un terrain propice à Morricone pour faire naître sa magie élégiaque, mais sans pour autant parvenir à sauver un film fondamentalement insignifiant à la lenteur assommante. Agosti mettra d’ailleurs un terme à ses activités de réalisateur par la suite, et je soupçonne une amitié secrète entre lui et Morricone, le compositeur aimant privilégier le travail entre amis avant tout. La paire avait d’ailleurs déjà bossé ensemble en 1967 sur le premier film de Silvano, Le Jardin des Délices, autre tragédie conjugale et onirique – un thème récurent et précieux pour le réalisateur, apparement – accessoirement censurée par le Vatican.
Pour La Ragion Pura, Ennio Morricone s’astreint à un langage lyrique et tourmenté classique, très analogue à son travail chez Sergio Leone, ce qui est assez troublant. Dès les premières notes du thème éponyme, les représentations et les images de Il était une fois en Amérique surgissent dans mon esprit, les visages de Deborah et Noodles y naissent pour ne plus disparaître. J’ignore si ce n’est qu’un ressenti personnel plus ou moins déliré ou si d’autres pourront percevoir ces similitudes mais il est évident que ce thème pourrait avoir toute sa place dans la représentation amoureuse (ou amicale) des personnages de Leone, à plus d’un titre. Par trois fois, Morricone va opérer de très subtiles variations, aux distinctions peu évidentes. L’utilisation obsessionnelle des cordes mélancoliques alignées sur des pianos doux et bouleversants rappellent là aussi la puissance émotionnelle des mouvements de caméra de Sergio Leone. Et la trompette, cette trompette… Elle irradie littéralement la composition, intervenant sporadiquement mais préservant cette fluidité sentimentale, dans des échos typiques de Morricone.
Ennio travaillait surtout à partir de ses thèmes, principalement car les réalisateurs ne pouvaient s’empêcher de lui en demander. Arrivant au préalable avec une vingtaine de propositions, ces dernières étaient écrémées par sa femme Maria, les réalisateurs ne pouvaient alors choisir qu’entre quatre ou cinq versions ; alors que le couple était au salon, le compositeur déroulait les thèmes sur un magnifique piano Steinway, conseillé par Bruno Nicolai. Au fur et à mesure des années, Morricone a développé une lassitude et une frustration à l’idée de composer uniquement en partant de ces fameux thèmes, rendant sa relation aux metteurs en scène plus limitée, voire conformiste.
Mais au-delà du thème et de ses variations, un autre titre m’interpelle : « Dedicato a Maria », plainte une nouvelle fois allégorique où l’expertise folle de la rêverie et de la complainte est perceptible dans le moindre des mouvements. Des breaks insidieux au xylophone, la reprise des cordes… rien ne pourrait être plus tendre, plus délicat. Je me plais une nouvelle fois à m’interroger sur le caractère presque irréelle de ses compositions tant leurs charmes et leurs beautés viennent se cristalliser en moi. Morricone parle l’élégance et le chagrin comme une conversation badine. C’est facile : une ouverture sur un monde de sentiments dépassant, presque à chaque fois, le long-métrage en juxtaposition. La possibilité d’un ailleurs situé au-delà des images que la musique doit représenter, encenser ou révéler ; et finalement, toutes les musiques du maestro vivent subséquemment aux films auxquels elles sont associées. Comme dans Il était une fois en Amérique, Morricone étire et dilate les mélodies jusqu’à l’exacerbation ; dans des scènes oniriques très analogues aux allers-retours temporels du film de Leone, la musique creuse des reliefs incroyables. Là où le thème de Deborah représentait la dichotomie d’un amour impossible et/ou infini, « La Ragion Pura » illustre parfaitement la déperdition des sentiments, le deuil inaccessible, la fin d’un monde amoureux. Les notes sont suspendues, les mélodies incisives, et il ne reste que la tendresse de l’orchestration et la spacialisation des harmonies, comme souvent.
Revenant au point de départ de mon aveu éhonté de l’ignorance d’une grande partie de l’œuvre de Morricone, je reste dans l’inconnu. La filiation à Leone se retrouve-t-elle vraiment dans ses travaux de second plan est-elle réelle, et si oui, en existent-ils d’autres exemples ? Peut-être tout ceci n’est qu’une divagation personnelle, un peu foireuse aux oreilles d’un·e autre. Mais par-delà cette quête, à laquelle je suis ravi de dédier dès lors mon existence, la possibilité de continuer à découvrir la discographie de ce génie au fil d’une vie d’homme m’apparaît comme le plus beau des cadeaux. Par exemple : connaissiez-vous le thème de Marco Polo ?