Si 20 Jazz Funk Greats de Throbbing Gristle a été l’une des œuvres terraformatrices de mon adolescence – une œuvre consacrée qui, comme Red Mecca de Cabaret Voltaire, changeait à jamais ce que la musique pouvait dire, être, signifier –, je ne me suis jamais réellement plongé dans les aventures post-TG. Ni même dans le reste du catalogue du groupe, à vrai dire. Je n’ai jamais vraiment eu de véritable rencontre avec Psychic TV, ce qui n’est pas un drame personnel ; bon, il y a évidemment l’obligatoire passage Coil, qui tient d’ailleurs plutôt de la ballade perpétuelle au sein d’un catalogue impossible à démêler (j’ai toujours l’impression que des trucs s’y rajoute pendant mon sommeil) et auquel j’ai du mal à adhérer, au sens premier du terme : je reconnais l’inspiration et la singularité, je suis parfois bien saisi même, mais je glisse forcément. Me manque peut-être une certaine rugosité.
20 Jazz Funk Greats est une énigme qu‘il me plaît de ne jamais résoudre ; et malgré la lecture goulue et tardive d’Art Sexe Musique, le mystère du pourquoi et du comment de cette musique reste quasiment entier. Le bouquin est d’ailleurs passionnant et touchant, Cosey Fanni Tutti y parle de sa vie et donc beaucoup, comme le titre le laissait présager, d’art, de sexe et de musique. Pas mal de deepness, de magie et de trips mais aussi de violence sociale et genrée : les relations entre les protagonistes de cette grande aventure industrielle sont parfois (souvent) glauques à souhait, avec Genesis P-Orridge comme personnification de la bad vibe à son climax (c’est un pléonasme). C’est la vie comme une fresque de débris, une broderie réalisée à partir des journaux intimes de miss Christine Newby, où la manière dont « les choses se font » et dont vie et art s’interpénètrent évidemment est assez bien illustrée – « ma vie est mon art, mon art est ma vie », écrit-elle à plusieurs reprises, comme un mantra.
Cette lecture m’a aussi introduit à la production de la dame et de son plutôt discret compagnon Chris Carter, bonhomme peut-être moins enclin à prendre la lumière que ses camarades du « cartilage palpitant », mais tout de même véritable pilier technico-musical de cette entité. Chez Chris & Cosey, la musique est synthétique dans toutes les nuances du terme, le catalogue conséquent aussi. La radicalité pourtant, diffère. L’« industrialité » sonne plus positive, voire positiviste, à mes oreilles, elle est la concrétisation d’un élan idyllique, celui d’un couple ayant tout partagé et dont l’aura littéralement romantique et sexuellement chargée teinte le monde. Ce n’est bien sûr que mon avis et je serais même tenté de me contredire, car dans les souvenirs qui me restent de la seule fois où j’ai pu les entendre « en vrai », avec Carter Tutti Void (un trio complété par Nik Void de Factory Floor), le son était incroyablement dur et vicié, technoïde, pas du tout doux ou naïf.
Avec elleux – et c’est vrai pour tout ce qui a émané de la décomposition de Throbbing Gristle –, quelque chose me manque, donc. La singularité acquise est certes creusée sans garde-fous, mais l’insanité dangereuse et synergique propre au groupe issu de COUM Transmission a bien disparu, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, j’en conviens. Les artistes s’installent et consolident le mythe, profitent un peu d’un succès relatif, prennent le temps avec l’âge, rien à redire là-dessus. Mais la créature hybride traversée par des flots d’humeurs corrosives est elle aussi devenue chimère ; affaiblie, elle ne s’exprime plus que rarement à travers ceux l’ayant jadis invoquée avant de la bannir (plus rarement chez de nouveaux adeptes). J’exagère encore une fois dans mon parti-pris journalistique, et là tout de suite j’ai déjà le souvenir de deux ou trois dingueries lâchées par Coil ou Psychic TV qui m’ont bien scotché, et je sais que leurs archives regorgent de trucs pas du tout fréquentables. Bref, tout ça pour dire que je n’ai pas entendu jusqu’à aujourd’hui un truc m’ayant mis la fièvre à la façon de 20 Jazz Funk Greats, et ce malgré tout les bidules chouettes et différents réalisés par les quatre musicien·nes impliqué·es dans cette affaire.
Le livre m’a pourtant fait connaître de très jolies choses, notamment sur le plan audiovisuel, où iels étaient très loin d’être des brêles, à commencer par Sleazy. J’ai par exemple été très touché par Elemental 7, œuvre audiovisuelle et accessoirement cinquième album du couple Carter-Tutti (sous leur alias CTI), sorti en 1985 sur la structure de Cabaret Voltaire, DoubleVision. Les connections esthétiques avec le groupe de Sheffield sont évidentes. La musique tient de la synthpop, du moins c’est comme ça que je l’identifierais, sans trop y réfléchir. Une synthpop avec la pâteuse, rêche et ronde, un peu dure, complétée par une vidéo hallucinée avec laquelle elle forme une œuvre complète. Les voix sont des nappes, les nappes sont des voix, les motifs s’entremêlent dans les différents médias ; c’est une synesthésie brumeuse qui me parle beaucoup, trouble et sans concession.
Ce que j’adore, c’est le tâtonnement sans peur incarné par ces sons et ces images, la manière dont ces expérimentations ouvrent une compréhension altérée et pleine de venin du monde, avec des séquences assumant leur amateurisme (j’adore) et des effets de caméscope qui devaient représenter à l’époque le nec plus ultra technique. Dans cette mystique à la fois babloche et vénéneuse, un pont s’ouvre entre cet alors du début des années 1980 et maintenant – un peu à la manière du livre, où je retrouve pas mal des dynamiques travaillant encore aujourd’hui les groupes amicaux évoluant dans les milieux de l’expérimentation artistique et musicale. Cosey nous apprend d’ailleurs que le montage a été réalisé sans sauvegarde, avec un serrement de fesses que j’imagine maximal. Ça tient peut-être du biais cognitif, mais je trouve que la version dispo sur YouTube, numérisation d’une VHS bien attaquée, rajoute encore de la patine à l’histoire (et j’aime quand les filtres se cumulent).
Voilà, je vous laisse vous faire une idée sans tomber dans le track par track, ce qui me semble ici sans intérêt, voire contreproductif. Sinon j’écris ces lignes dans la cuisine de la meilleure salle de concert de Strasbourg, au lendemain du premier concert d’une tournée qui s’annonce épique, avec Elemental 7 ouvert sur une petite fenêtre de l’ordi, en arrière-plan. Ça m’enveloppe et me maintient dans ma léthargie houblonnée tout en m’attirant vers la lumière, comme une vibe cocooning crado et accueillante, ça ne sonne pas super dit comme ça mais je vous jure que c’est vraiment top !