Je bondis : il semblerait, après vérification, que je ne vous ai jamais ici entretenu de mon site web préféré de toute l’univers, à savoir Internet Archive. Une omission qui me paraît vraiment étrange, hautement improbable, je suis sur à 80% que je me mens à moi même, mais passons. Internet Archive, ou archive.org pour les intimes, est une bibliothèque online au catalogue complètement démentiel, reconnue comme telle par l’État de Californie et s’étant fixée un programme à la Borgès : archiver internet (on aurait pu s’en douter), donner la possibilité de l’arpenter archéologiquement, mais également ouvrir le dépôt d’archives à toustes (il y a évidemment des restrictions, on est pas en 1994, hein). Héritière un peu TDAH de la grande bibliothèque d’Alexandrie, elle fait s’entrechoquer des artefacts de toutes les formes et de toutes les époques dans une profusion bordélisante – un peu trop, même pour la plus mystique des dames du CDI.
Sur Internet Archive, des rapports déclassifiés de la CIA jouxte des films de famille ou des émulations de logiciels antédiluviens, on se retrouve sans trop savoir commun à consulter la numérisation d’un bouquin érotique tout ringard puis un fonds documentaire consacré à Occupy Wall Street puis à écouter des récitations fort mélodieuses du Coran. C’est un état de sidération multimédia permanent, un rappel que le monde n’est qu’un gigantesque et magnifique bazar dont nous sommes toustes les anarchitectes. Pour la musique c’est tout aussi croustillant : il y a une grosse présence de la corporation vaporwave (évidemment), énormément de catalogues de labels tendancieux et inconnus, des collections de disques numérisées, des captations scientifiques audionaturalistes pointues, des enthousiastes carrément weirdo. Je ne vais pas rentrer dans une énième glorification médiatique mais je ne connais pas beaucoup de sites où il soit possible de serpenter entre (mais aussi TÉLÉCHARGER) la discographie de DJ Screw dans son entièreté, des démos des Pet Shop Boys circa 1983, la collection d’edits de John T. Gast ou une longue dérive signée Steven Halpern, ponte du Nouvel Âge.
Un item, découvert récemment sur cette même plateforme, résume parfaitement l’impossible mondialité que ce site met en branle (tout en m’extrayant pour un court instant de la tourbe merdeuse qu’est notre monde, ce qui est un sacré luxe) : le volume 2 de la bande sonore du Café Kirby, chaîne de restaurants qui existe pour de vrai – deux établissements, l’un à Tokyo et l’autre à Fukuoka – et dont la création découle de l’engouement pour un concept lancé sous la forme de pop-up temporaires en 2016 par Nintendo. Si vous ne connaissez pas Kirby, il s’agit du personnage über-kawai et semi-légendaire d’une série vidéoludique développée par HAL Laboratory. Créé par Masahiro Sakurai aux débuts des années 1990, Kirby est rose, rond et mignon, ingère tout ce qui bouge et s’en approprie les caractéristiques. Si vous vous êtes comme moi buté à Super Smash Bros sur Nintendo 64, votre rapport à cette icône pré-Rondoudou ne peut pas être serein et apaisé, tant elle incarne le zeitgeist d’une mignonnerie littéralement fin de siècle. Kirby, c’est l’immortel·le enfant au genre fluide (les transformations incessantes, la voix à la hauteur indéterminée), la possibilité utopique d’une autre humanité par-delà l’humain. Et c’est exactement ce que j’entends dans le très justement nommé The Sound Of Kirby Café 2.
Déjà, ce tire parle et ne ment pas. Ce que vous allez écouter, c’est le « son », l’ambiance d’un endroit qui existe et fait des (gros) sous. Un espace-lieu désuet et hyper-moderne, où la musique dégage une douceur fantasmagorique, omniprésente, fonctionnelle – ce qui n’est vraiment pas du tout étonnant quand l’on connaît la relation du Japon avec la musique d’ameublement, d’Erik Satie à Hiroshi Yoshimura. Ces quinze ré-arrangements jazzy et féériques de thèmes issus des différents jeux de la franchise sont d’une lisseté qui confine à l’irréel. Un corpus auquel on pourrait donner le titre de muzak la plus cringe du monde. Quelque chose comme Burt Bacharach jammant avec un orchestre holographique en mode Shibuya-kei, le tout dans Animal Crossing (« Glittering Full Course for the King »). Ces morceaux, je les entends comme la quintessence d’un artisanat qui se fignole depuis une trentaine d’années, élaboré au sein d’une équipe se vouant corps et âme à mettre en musique, à soundesigner Kirby (ses gestes, sa voix, ses univers) ; et il est clair et net que le sonore est un élément déterminant dans la construction de l’organicité onirique de cette petit boule rose, mais aussi de son aura inoffensive et intrépide, pleine d’un allant pour le monde confinant à la névrose (un peu quand même).
Hirokazu Ando, Yuuta Ogasawara, Megumi Ohara, Jun Ishikawa, Shogo Sakai, Yuki Shimooka, Tadashi Ikegami : de tous âges, iels travaillent depuis plus ou moins longtemps sur l’univers Kirby, mais toustes sont des clerc·gesses chevronné·es qui exercent ici leurs talents dans des orchestrations chaudement désincarnées, polies à en faire passer les Beach Boys pour du punk hardcore. La question du « pour de vrai » ou de la sincérité des instrumentistes n’est pas pertinente : analogique ou numérique, clavier MIDI ou Rhodes (on y entend de sacrées parties d’orgues), arpèges réalisés sur cordes en nylon ou avec un VST, on s’en fout complètement. Une vallée de l’étrange s’ouvre quand le soyeux de cordes impeccables, des bubulles de synthèse et un saxo joué par un David Sanborn cyborg se rencontrent (« Brilliant Blue », « Starting the Forest Harvest with a Dance » ou « Monochrome Blend ») : c’est de la musique de jeux vidéos, on le sait, on l’entend, mais c’est aussi tout autre chose. Pour revenir au saxo : celui-ci tire d’ailleurs parfois plus vers le mélodica et l’accordéon, ce qui donne un gros pouet-pouet caractéristique (« A Shimmering Star is Born ») qui ne peut qu’emplir de nostalgie les joueur·euses assidu·es et pas trop bourrin·es – ciao les afficionados de Quake 2 !
L’important, c’est le tourbillon contenu d’émotions que ces symphonies bistrotières déclenchent afin de maintenir l’auditeur·ice-client·e dans un cocon abusivement ouaté. Chaque détour, chaque rebondissement sonne pourtant comme la possibilité d’un orage ou d’une éclaircie, de l’alternance très rapide des deux (« Memories of the Flower’s Flagrance »), voire carrément de leur simultanéité (« Smile-Sisters & Gentleman », avec son solo de piano puis l’apothéose électrique, je suis fou de l’intelligence de ce morceau qui nous emmène exactement où il veut pour acheter des sandwichs). Et toujours ce petit feeling jazzy, qui s’exprime parfois de manière impromptue, à d’autres avec plus de lourdeur. C’est en tout cas le swing comme une aventure merveilleuse et millimétrée, sans vraiment d’errance. Si je dois sortir une dernière image : Dave Brubeck a qui l’on commande, en 2004, d’orchestrer une version alternative de Fantasia 2000.
J’adore The Sound Of Kirby Café 2. Je m’y sens à ma place et en même temps complètement étranger, comme téléguidé vers le bonheur suprême d’un consumérisme apaisé que je rejette de toutes mes forces, prêt à accepter des semblables qui me terrorisent, ou à peut-être enfin comprendre que nous ne sommes toustes qu’une assemblée de petits Kirby dissemblables cherchant à devenir l’un·e l’autre. Quant au premier volume, je ne sais même pas si j’ai à cœur de « me le faire » : je préfère rester en suspens, dans ce rêve insensé d’un capitalisme onirique qui ne mènerait pas au fascisme. Je ne crois pas que l’expérience du Café Kirby dans son ensemble me ferait sentir ainsi, et il faut se rendre à l’évidence : je ne m’y rendrai probablement jamais, béat et coiffé d’un béret irisé. C’est comme ça. Et puis de toute façon, encore aujourd’hui, les réservations sont complètes des mois à l’avance.