La pop vaincra toujours l’art contemporain : le jour où le sound artist Paul DeMarinis a fait un tube

PAUL DEMARINIS "Fonetica Francese"
Lovely Music, 1991
VARIOUS ARTISTS English with Collins Dictionary
Chaîne YouTube de Collins, 2018-2023
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Musique Journal -   La pop vaincra toujours l’art contemporain : le jour où le sound artist Paul DeMarinis a fait un tube
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Ancien étudiant du célèbre Mills College où il suivait les cours de Terry Riley et de Robert Ashley, Paul DeMarinis a collaboré avec David Behrman ou « Blue » Gene Tyranny. Cependant, l’essentiel de son travail, entamé dès les années 1970, relève moins de la musique proprement dite (définition en cours de construction) que de ce qu’on appelle le sound art et parfois tout simplement des arts visuels. Étant moi-même peu réceptif voire peu compréhensif face à la pratique du sound art, j’ai du mal à écouter ses disques sans être frustré, car je les perçois comme des espèces de dispositifs sonores qui ne déclenchent pas du tout mon désir et ma sensibilité conservatrice très pop. En forçant le trait, on peut dire que la musicalité y est limite secondaire, quasi désactivée car déconstruite, puisque ce qui au fond intéresse DeMarinis, ce n’est pas tout à fait la musique mais plutôt la voix, le mystère de la voix, ce qu’elle était avant d’être articulée par le langage, son lien avec le monde sonore en général, puis sa rencontre avec la technologie. 

« Hidden beneath speech’s words and music’s melodies I hear the singing of a voice more ancient than language. Brain’s secret convulsions making muscles articulate, shaking the world with a song now lost to us except perhaps in laughter, giving birth at last to a duality of sound and meaning. » 

Voici ce qu’on peut lire en préambule d’un album édité en 1991 par DeMarinis, Music As A Second Language. Ces deux phrases m’inspirent, je dois dire, c’est très intéressant et très beau, si beau que je trouverais finalement ce passage plus captivant que le disque lui-même, si celui-ci ne contenait pas une plage, elle, complètement fatale sur le plan purement musical, un tube pop sorti par miracle des sphères expérimentales. Le morceau s’appelle « Fonetica Francese » et ainsi que son titre le suggère il se fonde sur un vieil enregistrement d’une méthode de prononciation du français* à l’adresse des étrangers et plus exactement des Italiens, on imagine. Cette leçon de phonétique, on l’entend d’abord quasi telle quelle sur la première piste de Music As A Second Language, qui s’appelle « Leçon par l’aiguille », puis sur la deuxième piste on la retrouve, cette fois-ci retravaillée et agrémentée par un arrangement de synthétiseur analogique. 

DeMarinis décrit cette pièce et cet arrangement comme a modern remake of the above in which the melodies of the synthetic voice are conformed to the underlying harmonies by a process of melodic quantization. J’ai relu la phrase plusieurs fois et je ne suis pas sûr de tout à fait voir ce qu’il veut dire : est-ce que les accords électroniques guident la voix synthétisée, ou l’inverse, y a-t-il ou non un rapport entre eux, je n’arrive pas à le déterminer, et en tout cas je ne crois pas entendre les harmonies des nappes au sein des mots prononcés.

Mais ça n’a pas tant d’importance puisque leur seule combinaison suffit à me faire m’effondrer, un effondrement en douceur, je m’effondre, je me dissous et je fonds presque, mais dans le même élan je suis recomposé, reconstitué d’une manière étrange. Cette voix venue de si loin, puis si altérée, énumère avec enthousiasme des syllabes puis des séries de mots, parfois à peine intelligibles, s’égrenant devant ces horizons planants, qui dessinent une sensation m’évoquant à la fois et sans doute possible la fin et le début de quelque chose. Un quelque chose qui au choix peut être la vie, la connaissance, l’amour, l’affect brut ou l’affect impliquant son souvenir et son désir de retour… Ça me fait divaguer d’écouter ce morceau, a priori qualifiable d’ambient, mais qui pourtant procure un sentiment d’action si puissant que l’on a envie de se jeter dedans, on veut se confondre avec ces sons et une bonne fois pour toutes y dissiper toute survivance d’un moi (on veut la mort du moïque), le temps de ces quatre minutes. Pas du tout expérimental au sens d’une quelconque sortie de la zone de confort, c’est au contraire un morceau qui fait lentement chuter au plus profond de son cocon intérieur, une noyade amniotique, un trésor de swooning comme Simon Reynolds le disait d’Oval, et de fait « Fonetica Francese » me fait penser à la pièce fleuve et giga-classique « Do While », sur le LP Diskont94

Et comme je me sens en forme je ne vais pas me priver d’une grosse citation d’un écrivain mythique, sur une question que je vois planer pas très haut au-dessus de ce morceau. Laissons donc parler Walter Benjamin lorsqu’il définit les idées de la trace et de l’aura :

La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous.

Quitte à ne pas lésiner sur la cuistrerie, je dirais que dans le cas de « Fonetica Francese » on entend à la fois la trace et l’aura. Une trace car oui, c’est l’apparition d’une proximité aussi lointaine que puisse être celui qui l’a laissée, puisque c’est notre langue, le français, dans laquelle sont prononcés de manière inhabituelle des mots familiers, par un professeur dont la voix est transformée selon des accents rétro-robotiques, accompagnée par une suite d’accords qu’on découvre persuadé de les avoir toujours connus, qui ont cette familiarité immédiate et trompeuse des choses obsédantes. Mais c’est aussi, un peu en même temps, l’apparition d’un lointain aussi proche que puisse être celui qui l’évoque, puisque DeMarinis cherche par sa démarche à sourcer le moment reculé où nous nous servions de nos voix pour faire autre chose que communiquer, en citant lui-même un autre auteur archi cité, le Foucault des Mots et les Choses : « Dieu lui-même n’est peut-être pas tant une région située au-delà du savoir qu’une chose qui précède les phrases que nous prononçons. » Difficile en tout cas de savoir si, en écoutant cette bouleversante pièce nous nous emparons d’elle ou si c’est elle qui se rend maîtresse de nous.

Comme je le disais plus haut, le reste de Music As A Second Language – tout comme le reste de la majeure partie de la discographie de DeMarinis – s’écoute bien différemment de ce chef-d’œuvre tout simple. La dernière plage intitulée « Beneath the Numbered Sky », basée sur un field recording de berceuse indonésienne, est sans doute celle que je préfère, à la fois apaisante et angoissante. L’histoire racontée par la berceuse se finit, si l’on en croit les notes de pochette, par la transformation de la mère en grand oiseau qui part s’envoler vers les étoiles en compagnie de son mâle. La troisième plage, où la « musique » d’un dialogue de pièce radiophonique chinoise est doublée par un synthé, ressemble un peu à ce que fera Chassol vingt ans plus tard. Je vous conseille d’écouter l’album en lisant les explications rédigées par DeMarinis, et plus largement de consulter son site, son Bandcamp ainsi que celui de l’anthologie rétrospective que lui a consacré le label Black Truffle voici quelques années.

Alors que je me découvrais cette dévotion pour « Fonetica Francese », je me suis retrouvé à googler des questions de prononciation de l’anglais, je ne sais plus trop pourquoi. Toujours est-il que ça m’a permis de découvrir un truc que DeMarinis pourrait utiliser aujourd’hui s’il voulait faire un deuxième volume de Music As A Second Language. Il s’agit de vidéos mises en ligne sur la chaîne YouTube du Collins Dictionary, qui propose des centaines de vidéos de gens en train de prononcer des mots anglais, avec l’accent britannique ou américain selon les playlists. 

J’en ai choisi une qui est consacrée aux différences de prononciation entre anglais britannique et anglais américain. Dans chaque vidéo, le mot prononcé est dit deux fois, avec exactement le même ton ; la personne qui parle est face caméra, souvent légèrement voûtée, la mine neutre voire un peu sur la défensive, et forcément très concentrée sur la qualité de son élocution. Quand j’y pense, il n’y a pas que DeMarinis que ça intéresserait, mais aussi d’autres gens qui font de la vidéo ou de la perf, car le dispositif contient un beau potentiel de fiction : on se demande qui sont ces locuteurs et locutrices, comment le recrutement s’est déroulé, pourquoi ils ont l’air d’être moitié androïdes, moitié otages, et combien on les paye, est-ce un forfait à l’heure ou y a-t-il un tarif au mot ? Sans le vouloir, ces gens offrent une prestation digitale qui me plaît beaucoup plus que les performances qu’on voit dans les galeries ou ailleurs. Rentrez chez vous les vrais artistes, l’équipe de chez Collins vous met à l’amende en trois vidéos ! Et comme sur « Fonetica Francese », une fois de plus l’art contempo se fait déborder de tous les côtés par les légions invisibles de la pop culture.


* : une méthode en l’occurrence réalisée par Paul Passy (1859-1940), linguiste protestant « anticonformiste » comme le précise sa fiche Wiki, fondateur de l’Association Internationale de Phonétique, par ailleurs « figure de proue du christianisme social » et fondateur avant la guerre de 14 d’une petite coopérative agricole en forme d’utopie communautaire, baptisée Liefra, dans un hameau de l’Aube.

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