Il n’y a décidément pas plus dramatiques que les Dramatics

The Dramatics, Wee Gee, Ron Banks, L.J. Reynolds, Steve Boyd, Barrington Scott Henderson, Snoop Dogg Le drame est musical et instantané
1971-2003
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La légende veut que The Dramatics, légendaire et flamboyant groupe du R&B vocal étatsunien, doivent son nom à une heureuse erreur d’impression. Un simple raté qui, selon l’implacable et toute puissante logique du Marché, a conduit leur maison de disque d’alors à prendre la décision de carrément changer leur nom – auparavant, ils s’appelaient The Dynamics –, comme ça, sans aucun problème ni remords. The Dramatic Way, A Dramatic Experience, Drama V, New Dimension, Dramatically Yours et j’en passe : à travers une pléthore d’albums aux pochettes toutes plus intenses les unes que les autres, ces médaillés d’or du pincement au cœur ont, autant dans leur parcours que leur musique, creusé à fond le champ du drame, explorant tous les sens du terme, et surtout le plus théâtral. Ils ne sont pas les seuls ni les premiers, mais participent du corps dense et vibrant du fin’amor noir d’outre-Atlantique avec une sincérité me touchant tout particulièrement, et cela malgré les multiples changements de line-up.

À Detroit, au tout début des années 1960, Ron Banks, Larry Demps, Rod Davis, Elbert Wilkins et Larry Reed forment un groupe de doo-wop guilleret, juvénile et, il faut le dire, un peu banal. Un parmi tant d’autres : les premiers singles sont plein d’entrain, mais d’un entrain qui part dans tous les sens et par la même se dissipe un peu ; c’est bon enfant mais les grandes émotions ne sont pas encore là. Tout change de dimension lorsque l’ensemble entre dans le giron du légendaire business angel Don Davis et de son écurie Stax. En 1971 sort ainsi Whatcha See Is Whatcha Get, sommet du R&B de velours, fiévreux, porté par des arrangements et une production de folie : Don Davis officie lui-même derrière la console et Johnny Allen, le monsieur qui a co-signé le « Theme from Shaft », sort ses meilleurs tricks, notamment de cordes. Le morceau éponyme, « In The Rain » et son delay iconique (extrapolé de la plus belle des manières par Keith Sweat, samplé par la moitié du monde libre), « Thank You For Your Love », « Fell For You » ou « Beautiful People » sont toutes des œuvres à la fois innocentes et démesurément lascives, soul et variet’, des tubes funky et orchestrales à la Bacharach. Cette prouesse d’ambigüité grand public préfigure une partie du paysage musical occidental pour les années à venir : la toute puissante new jack, un genre avec lequel ils vont bien évidemment fricoter, comme la disco, d’ailleurs.

La transformation du quotidien en péplum, l’amour éternel et les peines de cœur abyssales, le chic et les envolées sont déjà très présentes sur ce premier opus. Outre le fait que la romance est un sujet de premier choix pour la musique vocale permettant, accessoirement, d’écouler des monceaux de copies, cette dévotion pour la passion amoureuse dénote je crois d’un besoin profond de transfigurer, à la seule force des cordes vocales, une réalité très dure et très raciste. À l’époque de la sortie de ce premier album, Larry Reed a déjà quitté le groupe : traumatisé par l’assassinat du chauffeur du groupe par des policiers lors d’affrontements particulièrement violents, il passe alors du côté ecclésiastique du musical. Son remplaçant, le très versatile « Wee Gee » Howard ne restera que quelque années avant de partir puis de revenir, puis de partir à nouveau, à la recherche d’on ne sait quoi, sûrement de quoi satisfaire un ego qui devait, je le pressens, ne pas tenir dans un dressing taille standard. Ce bonhomme à première vue peu prévisible initiera même un move à la Amon Düül, entre 1973 et 1975 : Elbert Wilkins et lui font sécession et fondent leur propre version des Dramatics, organe séparatiste qui n’enregistrera qu’un single (« No Rebate on Love ») et obligera le groupe officiel à provisoirement se renommer Ron Banks and the Dramatics.

Bien qu’Hugo, ce cher ami et collègue de plume, ne cesse de m’affirmer que les groupes vocaux, notamment de doo-wop, sont l’incarnation d’une utopie égalitaire où la communauté dénuée de leader se trouve au service de l’édifice harmonique, la querelle que nous venons de mentionner a bel et bien acté au sein des Dramatics la place centrale de Ronald, Adonis capable de toucher de sa voix des sommets séraphiques mais aussi de déblatérer des cochonneries avec une voix de buveur de Lagavulin, des prémices jusqu’à son départ les pieds devant, en 2010. Pour remplacer les transfuges, Larry « L.J. » Reynolds et Leonard « Lenny » Mayes débarquent courant 1973. Ces deux-là, c’est clairement mes chouchous : le premier, disciple de Banks par son charisme, a sorti en solo un album de coquin du groove, Travellin’ ; le second, plus discret, a une voix qui me transperce et une présence sans fausseté aucune, qui en font non seulement un atout sur disque mais aussi sur scène. Sa prestation sur « Me & Mrs. Jones » sur le plateau de Soul Train me redonne immédiatement la patate : un peu rieur, un peu malicieux le copain, il vit exactement ce qu’il chante, trop fort !

En ressortant il y a peu le seul album du groupe en ma possession, The Dramatic Jackpot, enregistré en 1975 et sur lequel figure d’ailleurs cette splendeur que Billy Paul chantait trois ans auparavant, son potentiel fastueux m’a sauté aux oreilles. Les Dramatics, c’est la musique et le théâtre, main dans la main. Les instrumentistes, bien que légion, sont des auxiliaires, d’invisibles prolétaires soutenant un ouvrage plus grand qu’eux, magnifique et raffiné. Ce qui importe, c’est la façon dont le récit se poursuit avec les progressions harmoniques, dont les voix se transforment et s’emmêlent, dont les chœurs racontent des histoires qui se télescopent et se complètent, une polyphonie fine et inventive qui n’est pas sans rappeler l’agencement des couches de backs et d’adlibs dans le rap. J’aimerais parler de glam pour évoquer ce groupe mais je crois que cela n’aurait pas vraiment de sens, en tout cas si l’on se réfère à l’ouvrage que Simon Reynolds a consacré au genre. La brillance des Dramatics transperce le décor, elle dit quelque chose que le glam peine à articuler. « Whatcha See Is Whatcha Get » démarre ainsi :

Hey, some people are made of plastic
And you know, some people are made of wood

et je crois que cela résume parfaitement l’ambivalence entre glam blanc et drama noir, entre la vaine volonté de n’être qu’une façade et celle de vouloir justement être autre chose que cela tout en prenant son parti de cette réalité – même si tout cela ne peut se réduire à une dichotomie raciale simpliste.

De The Dramatic Jackpot, s’il devait n’en rester qu’une, je pense que cela serait pour moi « (I’m Going By) The Stars In Your Eyes ». Cette chanson, qui a quand même le mérite de remettre à sa place l’astrologie en rappelant la primauté de cet amour tellement gigantesque qu’on en vient à douter de son existence, est formidable ; et Lenny Mayes, encore lui, la démarre par une punchline à faire frémir tous mes accros à Co-Star :

Sagittarius, Virgo
Maybe Scorpio
I wouldn’t care if you were Aquarius
I’m still in love with you

C’est beau, non ? Les cordes sont impeccables, le piano est une épure sans faille, la rythmique un peu traînante retient effectivement les étoiles dans ses filets, tout y est. Pour finir, je n’ai pas pu m’empêcher de vous rajouter des bonbons bonus : deux collisions titanesques, l’une avec Tha Dogg Pound – pas mal fan du groupe, Snoop les invitera à nouveau en 2002 sur « Ballin’ », un rework gangsta de « Fell For You » –, l’autre avec un autre groupe vocal légendaire, The Dells, pour un « I’m In Love (I Can’t Explain What I Feel) » encore une fois magnifiquement arrangé par Johnny Allen. J’ai aussi ajouté quelques productions personnelles de deux membres tardifs et épisodiques du groupe, Barrington Scott Henderson et Steve Boyd (qui a également participé au groupe vocal de disco-funk Five Special avec le frère de Ron Banks, mais c’est une autre histoire), histoire de montrer comme la flamme de la passion essaime et ne faiblit jamais. Bisous !

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