Jouées à l’accordéon, ces pièces de John Cage ont l’intelligence de ne surtout pas couper le souffle

Stefan Hussong Dream : Stefan Hussong Plays John Cage
Denon, 1998
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Si l’on demande à ChatGPT trois mots pour définir John Cage, voici sa réponse : « Avant-Garde, Chance, Silence ». L’intelligence agrégative et générative crée par OpenAi ne nous apprend rien, mais a le mérite de nous offrir une synthèse assez parfaite du travail de l’Américain, décédé en 1992. J’aimerais revenir sur le dernier des termes, le silence, et la manière dont celui-ci s’est immiscé dans l’écriture du compositeur. 

C’est une anecdote maintes fois racontée : lors d’une visite à l’université de Harvard dans les années 1950, John Cage fait l’expérience d’une chambre anéchoïque, c’est-à-dire un lieu conçu pour absorber toutes les ondes sonores. Comme un espace « sourd », un néant acoustique qui annihilerait le son. Cette expérience le bouleverse, et ce serait après cette visite qu’il aurait écrit « 4:33 », fameuse pièce dans laquelle un pianiste performe le silence, en ne jouant rien, pendant 4 minutes et 33 secondes. Une pièce censée illustrer la découverte de John dans la chambre anéchoïque, à savoir que le silence n’existe pas.

L’histoire apparaît en premier lieu sur le disque Indeterminacy, sorti en 1959, dans lequel John Cage parle pendant que David Tudor joue du piano. Il y décrit ainsi son expérience de la chambre anéchoïque, et notamment le fait qu’il entend, malgré ce dispositif, deux sons, un aigu et un grave. L’ingénieur du son en charge de la salle lui explique alors que le son aigu, c’est son système nerveux, quand le son grave est celui de son sang qui circule dans ses veines. Dans sa biographie de Cage, The Roaring Silence, David Revill met en doute ce récit. A priori, il est impossible d’entendre son système nerveux, et on ne pourrait entendre le son du sang en circulation qu’en cas d’attaque cardiaque. John Cage avait peut-être un léger acouphène, et probablement l’envie de romancer son expérience. Il a aussi probablement entendu un autre son qu’il ne mentionne pourtant pas : sa respiration.

J’ai toujours trouvé les œuvres pour piano de Cage particulièrement arides, voire ennuyeuses. Bien que la structure de ses pièces soit toujours fascinante, l’oscillation entre le presque-silence et le jeu aléatoire de l’instrument rend parfois l’ensemble un peu sec, en manque de résonance, de souffle. L’accordéon est au contraire un instrument basé sur l’inspiration et l’expiration, et la « respiration accordéon » est même un exercice de sophrologie pour diminuer le stress. Le soufflet de l’accordéon est comme une grande bouche qui recycle de l’air en faisant vibrer des petites lames en métal. Vous me voyez venir : l’accordéon de Stefan Hussong que l’on entend sur le disque dont il est question aujourd’hui, c’est le souffle qui me manquait pour plonger dans les compositions dépouillées de Cage. L’ultime outil pour retrouver la respiration que le compositeur a tenue secrète dans son expérience de la chambre anéchoïque.

Cage s’est quand même intéressé au souffle, tout d’abord en adaptant pour l’orgue ses pièces « Dream » et « In a Landscape », mais aussi en écrivant, sur commande de l’American Guild of Organists, une pièce pour orgue, « Souvenir », en 1983. Peu avant sa mort, en 1992, le compositeur américain s’était pris d’amour pour le shō, sorte d’orgue-flûte portatif, emblématique du style de musique gagaku qui a prospéré à la cour impériale japonaise pendant des siècles. Il a alors écrit, spécialement pour l’interprète de shō Mayumi Miyata, plusieurs pièces au début des années 90 : « One9 », « Two3 », « Two4 » et « Two5 ». Le shō est une sorte de machine à produire des harmoniques, avec ses 17 tuyaux en bambou, et produit un son très proche de l’accordéon. En 1998, lorsque l’accordéoniste allemand Stefan Hussong se décide à adapter pour son instrument certaines compositions de Cage, il peut donc déjà piocher dans des pièces du répertoire cagien dont il sait qu’elles vont fonctionner.

Depuis les années 1980, Hussong s’évertue à jouer de la musique contemporaine pour l’accordéon. Il est particulièrement proche de compositeurs japonais comme Toshio Hosokawa, qui a travaillé l’idée de « calligraphie sonore », et qui s’est fait connaître à la fois comme spécialiste de l’œuvre de Cage et comme spécialiste de celle de Bach. Son travail d’interprète tourne autour de la production d’harmonies nouvelles, qu’il appelle anarchic harmonies. L’accordéon, en tout cas tel que le joue Stefan Hussong, semble avoir été créé pour interpréter les œuvres de Cage : à la fois piano et instrument à vent, il permet d’atteindre une très grande précision dans la production harmonique mais aussi une certaine liberté, liée au caractère aléatoire (ou du moins pas entièrement prévisible) du souffle. Il permet l’illusion d’une musique qui passe à travers l’instrument, plutôt qu’elle n’est jouée.

J’ai été bouleversé par le travail d’interprétation de Hussong. En adaptant certaines pièces pour deux instruments en les faisant jouer par la main gauche et la main droite de l’accordéon (comme sur sa version de « Two5 »), l’Allemand peut accentuer les lignes mélodiques ou créer des formes de tenue (le sustain) très allongées qui rendent vraiment palpable l’idée fondatrice de John Cage sur le silence jamais absolu, le silence comme outil compositionnel. Sur « Souvenir », l’application de ce principe est encore plus poussée. Le morceau fait plus de vingt-quatre minutes, et Hussong suit les conseils de Cage : pas de silence, mais de la résonance et des tons soutenus, non pas avec une pédale de sustain, mais via l’alternance des deux mains de chaque côté de l’accordéon, au gré des mouvements lents du soufflet. Entre drone, évènements mélodiques organisés symétriquement et interprétation lancinante, cette pièce est vraiment saisissante, son écoute envoûte. L’enregistrement est aussi particulièrement bon, avec une réverbération naturelle qui donne beaucoup de corps à la série de notes graves qui surgissent par moments.

Sur « Dream » et « In a Landscape », Hussong amène une mélancolie grave, contrastant avec les interprétations habituelles de ces pièces au piano, puisque Cage avait au départ cherché à faire entendre des sons de cloches au piano, comme des carillons zen qui résonnent sur les cordes. La vibration métallique de l’accordéon, ce timbre si particulier, fait que la production des fréquences partielles inharmoniques est amplifiée. L’intensité de ces fréquences dans les intervalles, qu’Hussong recherche et exagère, rend ces morceaux terriblement tristes et hypnotiques.

Enfin, l’accordéoniste joue également sept « harmonies » extraites de l’œuvre Apartment House 1776, que Cage a composée en 1976 pour les 200 ans de la déclaration d’indépendance des États-Unis. Le but du compositeur était de mettre à nu plusieurs pièces écrites au XVIIIe siècle par des compositeurs américains : William Billings, Jacob French, Andrew Law, James Lyon et Supply Belcher. La méthode de Cage consiste à supprimer tout vibrato, à se débarrasser des contrepoints, à inverser la partition, afin de délivrer la recherche harmonique « pure » de ces compositions qui datent d’il y a bientôt deux-cent-cinquante ans. Je trouve que l’accordéon remplit particulièrement bien cette mission. On est face à une palette de tons, on reconnait la musique du XVIIIe, mais rendue d’une nouvelle façon : tout résonne, ménage de l’espace, vibre et brille. Le fait que Hussong soit également spécialiste de musique ancienne n’est peut-être pas étranger à la réussite de son interprétation. 

L’accordéoniste nous permet donc d’entrer dans la dimension du souffle et de la distorsion harmonique et de revisiter l’anti-silence de Cage grâce à la vibration de son instrument, et cela donne des pièces miraculeuses, d’une grâce rare et dont l’écoute, à l’orée d’une sieste, est tout simplement délicieuse.

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