Cloudrock : Origins (sur un génial disque danois de l’ère pré‑Nina Protocol)

Synd Og Skam Billeder Af Mesa
Escho, 2015
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La plateforme Nina Protocol est en train nous de jouer un drôle de tour. Depuis plusieurs mois, ses curateur·ices ont décidé de mettre en avant un supposé cloudrock, à travers par exemple cette publication Instagram ou cette playlist. Déclinaison du terme cloudrap qui voici quinze ans se référait aux textures nuageuses d’un certain rap Internet, lui-même né sur Soundcloud, le cloudrock désigne chez Nina Protocol les expérimentations d’artistes en général autoproduits, quoiqu’à la lisière de la pop, et qui ont décidé de remettre un peu de guitares et de mélodies dans leurs tribulations sonores de chambre. C’est la traduction dans le langage des communicants d’une musique qui se détourne de la grandiloquence de la pop mainstream pour se réfugier dans l’exploration introspective et sensible – comme une alternative pessimiste au langage hyperpop. Sur le site de « Nina » et sur ses réseaux sociaux, ce son est brandé et drapé des oripeaux d’une énième bulle spéculative esthétique à travers laquelle de tristes startuppeurs libertariens donnent le la à des musicien·nes parfois enclin·nes à trop se laisser porter par le flot tranquille des tendances. Dans cette histoire, le principal bénéficiaire reste probablement la plateforme, issue de la crypto-économie, dont la vocation et le financement pour le moins opaques font l’objet d’importantes critiques ici et

Je ne dois pas être le seul à m’étonner de voir un buzzword s’appliquer soudain à une scène foisonnante qui n’a pas attendu les NFT pour exister et faire lien. Ce qui me gêne le plus, c’est que le processus de curation via mots-clés favorise en général un certain consensus, voire un formatage. Alors, pour prendre le contrepied de cette démarche standardisante, je voudrais vous parler aujourd’hui d’un disque danois qui m’a bouleversé à sa sortie, en 2015. Un disque visionnaire, qui anticipe sans bien s’en rendre compte l’idée de cloudrock, semble chaque seconde déborder toute tentative de le qualifier et permet de trouver des ressources pour faire marcher ensemble velléités pop et expressionnisme post-Internet, sans jamais tomber dans la spirale de la fabrication des tendances. 

Cela fait donc dix ans qu’a paru Billeder af Mesa du groupe Synd Og Skam, sur l’excellent label Escho qui est un acteur central de cette scène pop protéiforme (de nombreux titres du label sont d’ailleurs présents sur la playlist de Nina Protocol). Depuis que je l’ai découvert, le LP du sextet danois n’a cessé de m’accompagner. Régulièrement, je me le joue pour le mettre à l’épreuve de son vieillissement. Et il se trouve que les douze titres résistent au temps. Peut-être pas parce qu’ils sont « indémodables », mais parce qu’ils ont anticipé avec intelligence la manière dont certains affects pop allaient être projetés dans un inconscient musical très large. Cette œuvre qui me semblait au départ formidablement radicale me semble même de mieux en mieux coller à l’époque au fil du temps, ce qui est assez rare pour être noté. 

Dans cet inconscient musical, on identifie en vrac de l’autotune, des sonorités synthétiques de library des nonantes, ou une scansion entre spoken word désabusé et rap sans-y-toucher (avec quelques envolées presque freestyle, comme sur « Postrock m Lasse Latz »). On entend aussi pléthore de guitares et une attitude rock mais qui ne tombe bizarrement jamais dans le rockisme – soit l’un des traits majeurs de ce que Nina Protocol présente comme le cloudrock, mais qui est surtout emblématique d’un rapport contrarié à l’esthétique rock. En effet, le virilisme rock et son corollaire, le primat de l’expérience, l’idée qu’il faut y aller avec ses tripes, sont largement remodelés dans la création musicale contemporaine, à l’épreuve du positionnement réflexif d’artistes nourri·es aux théories post-modernes de l’art. Le rock devient alors un ensemble de signifiants que l’on peut combiner à loisir, vidés de leurs discutables charges subversives et porteurs de possibilité émancipatrices lorsque associés à un chant sous autotune, un spleen de digital natives ou une disposition narquoise. 

Ce qui est curieux, c’est que Synd Og Skam versait à ses débuts dans un rock premier degré très ancré dans la scène punk danoise d’il y a dix, quinze ans – si vous voulez vous documenter, vous trouverez de nombreuses recensions de disques et de concerts sur l’emblématique blog danois passive-agressive. Sur leur EP Blafret Ør Af Kjoler, de 2012, on découvrait ainsi un post-punk caverneux qui me fout le cafard, alors que sur leur LP Center en 2013 les compos se faisaient plus expérimentales, même si globalement, ça restait assez pénible, prétentieux et conformiste, dans une tradition de rock modérément chelou pour critiques de presse spécialisée ayant perdu leur boussole. Quoi qu’il en soit, deux ans plus tard, le groupe semble avoir fait son autocritique et abandonné le revival post-punk pour se concentrer sur un projet bien plus bancal et excitant : créer de la musique conjuguée au présent, débarrassée de tout réflexe rétromaniaque. 

Car c’est là une des caractéristiques marquantes de Billeder af Mesa : si l’on décèle certes de de nombreux clins d’œil formels au fil de l’album, ces références semblent moins marcher comme des points d’ancrage que comme les paramètres transitoires d’une plus juste expression. Ce qui me fait songer à un autre contentieux que j’ai avec l’hydre cloudrock. Si la manière dont les signifiants post-rock et emos y sont retravaillés donne parfois lieu à de surprenantes envolées, à force de se tordre le cou en arrière, on termine avec un torticolis. Le playlist de Nina dédiée au nouveau sous-genre propose ainsi une drôle de soupe, comme un moodboard de bureau de tendances à l’ère du foreverisme. Tous les morceaux correspondent à un cahier des charges précis et accrocheur, mais cette forme de nostalgie mâtinée d’accélerationnisme me semble hélas surtout générer des rictus, des émotions contrariées et de brefs sursauts d’arrogance. Alors que dix ans plus tôt, Synd Og Skam proposait une voie plus obtuse et franchement casse-gueule : mettre le langage rock à l’épreuve d’un autotune abusif et d’une prod d’habillage de générique télé, tenter de baigner ce genre muséifié dans le paysage sonore post-internet, sans invoquer le passé pour se justifier.

Ces douze titres sont une grande réussite, même si un léger côté pompier rebutera certain·nes auditeur·ices, comme sur « Nyrock m Jonas Okholm ». Mais ce sont bien ces orchestrations qui donnent sa cohérence à un disque qui sinon semblerait partir dans toutes les directions à la fois. Les arrangements piano acoustique/piano numérique/cordes synthétiques sont partout, et particulièrement réussis. J’imagine volontiers qu’Astrid Sonne, également danoise, a écouté et réecouté Billeder af Mesa en préparant son excellent Great Doubt, qui déployait l’an dernier de très beaux arrangements entre néo-classique et R&B.

Je crois aussi que le fait que cette musique soit entièrement chantée en danois vient épaissir son mystère, n’étant pas locuteur de la langue charpentée de Kiergegaard (Synd Og Skam se traduit par ailleurs par « pêché et honte », soit la retranscription efficace du concept d’angoisse cher au le fameux philosophe). Cet usage de leur langue maternelle distingue en profondeur le groupe d’éventuels homologues anglophones, et la scansion rock + autotune donne alors le vertige, comme sur « Hvordan kan jeg se på dig ». 

Je pourrais continuer longtemps, tant Billeder af Mesa m’a marqué et inspiré. Objet singulier, il n’a pas vraiment donné de suite, même si le groupe en avait mis en ligne la même année une version « atténuée », intitulée Sidste Fantasi. En 2019, ses musiciens reforment un collectif, sous le nom de Lol Beslutning. Ils font alors paraître, toujours sur Escho, Destina & Destine, reprise de l’opéra télévisuel de l’artiste multimédia danois Henning Christiansen. Si j’ai bien compris, il s’agit d’une pièce à la Robert Ashley qui puise autant dans la radicalité fluxus que dans la littérature young adult romance. C’est à nouveau une écoute exigeante et passionnante, mais qui s’éloigne du format pop. À noter qu’entre-temps, un des membres de Synd Og Skam, Asger Hartvig, a fondé la formation néo-classique Boli Group et travaillé avec John T. Gast sur le projet Gossiwor. 

J’espère que l’écoute de cet album précurseur vous permettra de questionner le conservatisme de la taxinomie cloudrock et de générer des possibles plus indociles pour la création rock de chambre d’aujourd’hui. En fait, j’aimerais plus de tentatives hasardeuses et d’approximations ludiques, et moins de cynisme conformiste. J’aimerais plus de Billeder af Mesa et moins de ninaprotocolisation. J’aimerais simplement entendre plus souvent l’audace qu’offre le sextet danois sur ce formidable disque. 

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