Mica Levi écoute le silence de Jackie Kennedy

MICA LEVI Jackie (OST)
Milan, 2016
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Musique Journal -   Mica Levi écoute le silence de Jackie Kennedy
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Je me souviens avoir vu Jackie, le film de Pablo Larrain, lors de sa sortie en salles en 2017. Je me souviens que c’était dans une salle quasi vide, un début d’après-midi. Je crois me souvenir que c’était au Méliès, à Montreuil, un cinéma indépendant que j’aimais (que j’aime toujours d’ailleurs, même de loin) particulièrement. 

Je me souviens du fond noir d’ouverture, des premières notes de musique. Puis d’une image, celle de Natalie Portman face caméra, en gros plan, esseulée, et de nouveau les mêmes notes de musique. Des cordes jouant un tracé plongeant, un genre de glissando allant d’une note à une note plus grave, deux ou trois tons en dessous. Deux fois. Puis un nouveau glissando, moins spectaculaire, allant cette fois d’une note grave à une plus aiguë, et se stabilisant. La chute, s’en relever, la terre ferme : le calme. Je me souviens avoir eu le cœur saisi, un état de stupéfaction léger, et m’être dit que Jackie Kennedy venait d’être résumée en trente secondes. Un résumé dense, nuancé, le résumé de l’image de Jackie que tous.tes ont en tête d’une manière ou d’une autre : celle d’une femme qui a survécu. 

Il est difficile de parler d’une musique de film sans parler du film, tout comme l’inverse est aussi vrai. Simplement les critiques de cinéma ne parlent pas systématiquement de la musique, enfin il me semble. C’est une réflexion simplette mais qui m’a rapidement sauté au visage. Comment parler de la musique d’un film ? Comment parler de la musique d’un film quand celle-ci relève en plus du genre dit « classique » ? Une musique orchestrale et orchestrée, le pendant moderne d’une œuvre de Purcell sans les voix, quelque chose de discrètement symphonique. Cela fait un certain moment que cette œuvre de Mica Levi traîne dans mes oreilles, régulièrement, impossible pourtant de trouver un accès au langage. Et puis c’est le visage de Natalie Portman qui aura finalement trouvé cet accès. Du sonore au visuel, et encore du signe, partout du signe. 

Pablo Larrain a choisi de traiter une période toute particulière de l’existence de Jackie Kennedy : celle qui suit plus ou moins immédiatement l’assassinat de son époux John Fitzgerald Kennedy. 

Il y a un découpage de trois temporalités dans le film : celui de la diégèse, le présent du film qui se situe quelques semaines après l’assassinat, le temps de l’interview exceptionnelle qu’accorde Jackie Kennedy à un journaliste, Theodore H. White. À ce présent s’ajoute son passé, la temporalité de l’assassinat en lui-même, la journée du 22 novembre 1963. Et enfin le passé de ce passé, des flashbacks très succincts de moments antérieurs à l’assassinat. Des moments en majorité heureux, insouciants. 

Mica Levi quant à elle revient à ses premiers amours : les cordes, le violon et l’alto, deux instruments avec lesquels elle a mis le pied dans la musique étant jeune. Les cordes sont mêlées à des instruments à vent, des flûtes notamment, et quelques percussions disséminées. 

Les fameuses trente secondes du début, celles qui annoncent et disent tout, sont des images de la journée du 22 novembre, des images du temps qui succède immédiatement à l’assassinat, Jackie/Natalie Portman, le regard vide, et à la fois vivant car elle marche, doit se dépêcher de monter à bord d’Air Force One afin d’être présente pour le serment du Président Johnson. Mais tout cela n’existe pas encore, pas au début. Le début, c’est le visage. Une jeune femme magnifique, en gros plan, les cordes des violons qui semblent glisser sur elle ou plutôt, glisser comme elle. 

Le début est ici le tout. Mica Levi choisit ces trente premières secondes de l’introduction pour transcrire musicalement la détresse de Jackie Kennedy, sa perte de repères. 

Ce thème musical premier associé au personnage principal va réapparaître trois fois au cours du film. Il y a ce silence entre les phrases mélodiques, comme un silence dans une phrase, comme une pause lorsque l’on cherche ses mots. C’est un monologue de notes. Les silences, en un sens formel et dramatique, comme autant d’incapacités d’expression suite au drame vécu. Ou alors l’expression de la détresse, prenant la forme qu’elle souhaite, aussi inimaginable qu’elle soit. Le silence est un éther qui peut dire tout.

En y réfléchissant, je me dis que ce glissando très très lent, qui n’est d’ailleurs sûrement pas un glissando mais juste une descente harmonique, me fait l’effet d’un travelling compensé intérieur. Quelque chose se déplace de manière infra-corporelle, mais un déplacement contrarié sur lui-même, à l’image du contra-zoom. Un déplacement statique, tout s’écroule autour, le sujet avec, son âme aussi, mais le corps résiste. Le sujet mouvant tient malgré tout debout. 

Tout autour s’appesantit, mais Jacqueline s’efforce de demeurer légère, élégante, se servant de sa tristesse et de son deuil comme de deux petites cannes serties de diamants qui l’aident à continuer le mouvement, aussi désorienté soit-il. 

Mica Levi transcrit à l’aide de notes et de matières sonores le sentiment d’une femme qui ne veut plus vivre mais qui n’a pas d’autre choix que de continuer à le faire. Une femme qui ne peut pas flancher, ni même trébucher. Tout cela au cœur d’une atmosphère brumeuse, épaisse. Une odeur de fumée dans l’âme. 

Et ce visage de Natalie Portman, cette humanisation de l’onde sonore, qui rend possible le langage et le partage de sensations intérieures. Jackie est un film sur un personnage célèbre, une femme connue, mais c’est surtout une œuvre double, une œuvre visuelle et musicale qui célèbre l’inefficacité du langage dans les instants d’une trop vive émotion. L’atmosphère, l’ambiance, la sensation prend le pas sur le reste. C’est l’éloge de la dramaturgie propre à la musique classique, lorsque celle-ci se met au service de la représentation du sentiment. 

Comme l’écrivait Wittgenstein, « ce dont on ne peut parler, il faut le taire », et voici pourquoi je vous laisse donc le soin d’aller écouter voir ce film. 

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