Makala et Varnish ont déjà gagné ce rap jeu

Makala Radio Suicide
Colors, 2019
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Musique Journal -   Makala et Varnish ont déjà gagné ce rap jeu
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Je ne crois pas prendre un risque énorme en suggérant que Philippe Zdar aurait sans doute beaucoup aimé Radio Suicide, qui comme Dreems, le nouveau Cassius, sort aujourd’hui. Je pourrais dire qu’il s’agit là du meilleur album de rap francophone de la décennie, sauf que ce n’est pas tout à fait un album de rap, ou disons que c’est plus qu’un album de rap. Non que ce soit de la pop urbaine ou de la variété rappée, ni du post-rap vaguement ouvert d’esprit qui plaît aux gens qui n’aiment pas trop le rap : c’est rien de tout ça, c’est surtout rien de très encadrable, même si le Suisse Makala et son compatriote Varnish La Piscine (producteur, metteur en scène, directeur artistique) maîtrisent totalement ce qu’ils font, ou en tout cas savent à quel point ils font de leur espèce de funk digital faussement smooth un truc de malade, avec un relief saisissant et un sens du twist sensuel qui rappellent parfois – et avec vingt-cinq ans d’écart – les sons de Zdar et Boom Bass pour Solaar ou pour eux-mêmes sous le nom de La Funk Mob.

Ce qui frappe dans ce disque, c’est à quel point la fusion des talents respectifs de deux Genevois perturbe l’habituelle dynamique flow/instru, fait flotter la ligne de séparation entre la voix et la musique. C’est d’ailleurs difficile de réduire le travail de Varnish à de simples instrus. Il se passe tellement de choses, on voit surgir tant de ruptures, superpositions, gros plans, ponts dans tous les sens, que le résultat tient beaucoup plus du paysage en animation, de la narration en volume, que de la trame de fond ou de l’accompagnement d’arrière-plan. Cet enchevêtrement hyper tenu m’a forcément évoqué, avec une palette certes différente, ce que TTC avait réussi à faire à l’époque de Bâtards Sensibles et 3615 TTC. Il n’y a quasiment aucun morceau qui reste sur la même boucle du début à la fin et on pourrait presque écouter Radio Suicide sans la voix de Makala. Ça ne veut pas dire que ce dernier est dispensable, au contraire, sa manière de réagir et de bouger dans cette grosse foire est ce qui lui donne sa direction, son caractère si déterminé quoique volatile  : il est comme le cobaye parfait qui confirme le génie des inventions de son pote, il s’y épanche et y rebondit sans jamais s’y reposer. J’aimerais bien savoir s’il écrit ses textes avant ou après, et à quel point il improvise en découvrant les maquettes de Varnish, et si ça se trouve on le lui a déjà demandé mais là j’ai la flemme de chercher.

En tout cas, au micro Makala va tenter des choses qu’aucun rappeur ne tente aujourd’hui dans la sphère francophone, ça c’est à peu près certain : entre des moments de pur voice-over, des envolées chantées, des apartés suaves, des flows référencés presque à l’excès ou des passages au contraire complètement sortis de nulle part, le mec a vraiment décidé de se foutre de la notion de stabilité et de lisibilité. Ça ne l’empêche pas d’être reconnaissable entre mille, et d’ailleurs je me rends compte que sa voix est tellement séduisante et fondue dans la musique qu’on oublie parfois son degré extrême (son degré XTRM, pardon) de singularité : rarement puissante, un peu voilée, la plupart du temps très naturelle, brute et personnelle – on dirait parfois qu’il se parle à lui-même, ou à quelqu’un de vraiment très proche, très semblable, donc probablement à Varnish –  même si très à l’aise avec les effets, lesquels sont variés, de l’auto-tune classique à la distorsion plus véner.

Radio Suicide est long de 21 plages mais ne traverse aucun faux plat et rien que ça, c’est pas très rap. Au démarrage de chaque morceau, on est envahi par une volupté qui promet de ne pas être prévisible, et à la fin ça termine toujours sec. Il est là, le funk faussement smooth dont je parlais plus haut : on a beau entendre des tas de plans groovy chicos, ils se font tordre sinon mater par des mauvaises vibrations, il y a toujours des courants d’air froid ou chaud qui filent ici et là, des coups de poignards qui pourraient faire mal. Varnish et Makala ont le swing, c’est sûr, mais pour eux c’est le minimum de leurs capacités, c’est juste le début de leur projet. Jamais ils ne s’arrêtent à la politesse du groove et au sérieux qui va avec : ils jouent toutes les humeurs possibles, sont excellents acteurs, en font des tonnes avec légèreté, additionnent classe et grotesque, nous emmènent d’un air inspiré dans une sorte de film entre cartoon et série Z. Ça peut faire penser à des ancêtres habitués de ces contrastes et contradictions, Sly Stone, Funkadelic, les Temptations de l’album 1990, mais surtout j’ai souvent eu des flashs du cinematic universe de Kid Creole & the Coconuts.

Je n’ai pas les mots pour décrire la palette des synthés de Varnish, surtout vers la fin de l’album : comme le dit Nemo dans l’épisode de NoFun que Mehdi a consacré au disque (et auquel j’ai eu le bonheur de participer avec Shkyd et lui-même), on distingue une vibe BO porno/library française rehaussée d’une touche contemporaine bizarre, ainsi évidemment qu’une grosse inspiration Neptunes/NERD/Pharrell (que Zdar aurait là aussi probablement adorée), avec les échos de la plus grosse influence du duo, celle de Tyler, dont je parlais il y a quinze jours. Mais ces modèles sont pas copiés : ils sont, comment dire, retranscrits par des interprètes tellement chauds qu’on ne pense plus aux sources dont ils proviennent. Sur une bonne moitié des morceaux, ils sont si majestueusement transcendés par le feeling de la composition, par l’intelligence de la proposition, que l’on n’y entend plus rien d’autre qu’un mouvement définitif : le genre de mouvement qui fait sentir dès la première seconde qu’on est en train d’écouter un vrai classique, que l’on va laisser se déployer dans nos oreilles un titre qui ne nous quittera pas avant très longtemps.

Vous aurez compris qu’il n’y a aucun compromis, même vertueux, dans Radio Suicide, encore moins de véritable hit radio/streaming/club (c’est le sens de son titre, hein), mais au contraire une assurance de tous les instants même si quelques-uns de ces instants flottent un peu plus que d’autres, ou qu’ils manquent de grâce par rapport à ceux juste avant ou juste après, mais sont néanmoins indispensables à ce vaste ensemble – c’est sûrement la recette magique de l’imperfection qui vient signer la vraie perfection. C’est surtout un album plein de petites pièces, de recoins, saturé de micro-histoires dans ses textes et ses sons, qui va être ruminé et rejoué par ses fans, que l’on espère pas trop clairsemés dans un environnement sensoriel un peu trop contrôlé par les exigences d’efficacité et de rapidité d’identification. Mais son côté comédie musicale, s’il est servi par de bons clips – ce dont je ne doute pas trop –, saura peut-être séduire en masse. N’étant personnellement pas très sensible aux images qui accompagnent la musique, je préfère me dire que la profondeur émotionnelle inédite de Radio Suicide, sa dimension psychédélique et ombrageuse (y compris dans les lyrics du soi disant lover qu’est Makala) pourra à moyen terme résonner parmi le public moyen du rap, et faire comprendre sans forcer qu’on peut faire du rap qui marche qui n’est pas le rap qui marche, sans pour autant devoir passer des alliances stratégiques pénibles avec la variété branchée ou l’électro pour synchros pub (ce qui est un peu la même chose d’ailleurs quand j’y pense).

PS : Et sinon, comme je l’écrivais au début de cet article, allez écouter le nouveau Cassius, c’est un album qui lui cultive l’abandon à la danse avec une joie et une liberté que vous n’entendrez sur aucun autre disque cette année. Zdar nous manque déjà beaucoup.

Un commentaire

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