Avec sa B.O. d’une série jamais diffusée, Carman Moore a mis du cool un peu plombé dans le mélo télévisuel

Carman Moore Personal Problems
Reading Group, 2020
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Musique Journal -   Avec sa B.O. d’une série jamais diffusée, Carman Moore a mis du cool un peu plombé dans le mélo télévisuel
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Les films difficiles à trouver ont toujours une aura particulière, selon moi – un peu comme tout ce qui est rare ou perdu, en fait. Ce statut rend l’objet presque mythologique, et par renversement son contenu devient parfois contextuel. J’évoquais déjà un petit peu ce genre d’artefacts la semaine dernière et en avril dernier j’ai déjà décrit un objet non pas vraiment rare, mais plutôt « semi-précieux » : le segment consacré à David Behrman dans le multivers filmique de Robert Ashley Landscapes / Music with roots in the Aether, disponible dans son intégralité sur YouTube, mais dans une qualité telle qu’il est possible de la traiter comme une œuvre affiliée mais détachée de l’originale. Je ne me cite pas encore une fois juste par pur bonheur mais pour aborder aujourd’hui un autre film – et sa bande originale – qui s’inscrit elle aussi dans cette thématique de la rareté. Sauf qu’ici, le film n’est pas juste rare : il n’a carrément jamais été diffusé.

Personal Problems est une série américaine conçue et réalisée par deux Afro-Américains, Ishmael Reed et Bill Gunn, deux des artistes noirs (respectivement écrivain et réalisateur) les plus doués et les plus novateurs des États-Unis depuis les années 1960 – allez checker les fiches wiki, elles sont éloquentes. Plus exactement, c’est un projet de série qui n’a pas abouti, et dont il ne reste que ce film de plus de deux heures et demi, tourné au caméscope. Ce soap-opera expérimental se concentre sur la vie d’une infirmière – interprétée par Vertamae Smart-Grosvenor, autre figure majeure de la scène intellectuelle noire de l’époque, mais en anthropologie cette fois-ci – dans le quartier de Harlem : on y suit sa vie, ses amours, ses ami·es, ses emmerdes, sous la forme de vignettes très brutes, façon cinéma du réel.

Prévue pour une diffusion sur la télé publique en 1980, la série tombera à l’eau, et cette assemblage de 150 minutes ne sera montré durant deux bonnes décennies que dans quelques festivals d’art et d’essai et autres salles confidentielles. Jusqu’à ce qu’il ressurgisse sans refaire beaucoup de tintamarre à la fin des années 2000, et qu’une dizaine d’années plus loin, en 2020, le label Reading Group en édite pour la première fois la bande originale – le cœur de notre affaire, je vous l’avoue –, élaborée par Carman Moore, compositeur lui aussi afro-américain, un garçon fort prolifique et sérieux dans le champ de la « nouvelle musique » qui ne rigole pas trop.

Le disque sorti par le label new-yorkais se compose de deux parties. Ce qui a été composé et enregistré pour l’écran (les dix premiers morceaux), suivi d’une série d’improvisations autour de ces thèmes (les cinq suivants), réalisée en 2019 par Carman Moore, seul au piano. Le tout porte une couleur résolument « smooth » et « smart », sobrement classe : il y a peu d’élément, le piano est souvent bien central, je me sens direct chez moi, là-dedans. Tout l’impensé « soap-opera » est manié / détourné / réapproprié avec une virtuosité et un naturel tels que ça éveille directement des images, des situations, des ambiances. Ce qui est dingue, c’est que pour le score de Personal Problems, Carman Moore avec tout son sérieux s’est mis à 300 % dans le truc : bien que l’on sente qu’il s’agit d’esquisses, on est directement dans le « meta soap opera », quoique veuille dire ce terme (je l’ai lu quelque part, je trouve que ça sonne super). Pour être plus précis, il me semble que les compos de Moore peuvent être appréciées comme un soap opera sonore, audacieux certes, mais dont les caractéristiques de genre sautent à l’oreille, peut-être plus que la série à laquelle ces thèmes se réfèrent ; la trame narrative me semble moins éclatée, et les morceaux font œuvre d’une manière peut-être plus évidente.

Les tricks d’arrangement, de composition, de mixage et de jeu sont parfois à peine croyables tellement ils sont à la fois entièrement feuilleton-téloche et jazz un peu « in ». La paire « New York Trouble Groove » / « Love Trouble » me fout les frissons par sa clarté narrative. La basse est toujours au poil, bien présente et sautillante, ce qui est quand même souvent le cœur musical d’un feuilleton, on ne va pas se mentir. Là, on dirait le générique de Seinfeld sans l’overdose de slap, celui de Dallas en moins cringe, voire même carrément celui de Nestor Burma, qui d’ailleurs sonne paradoxalement mille fois plus américain, soit dit en passant. Ma copine me fait par ailleurs remarquer à juste titre, là, en direct, que ces morceaux marcheraient aussi, pour certains, dans un contexte français : « Horn Love Song » ou « Beyond Annoyance » pour un film mi-romance mi-déconne, avec Pierre Richard, par exemple ; « A Personal Story » me fait aussi penser à Pascal Comelade, mais là je tire peut être un peu trop sur la corde. Il y a aussi ces résidus de dialogue en arrière-plan que l’on devine, présences spectrales et involontaires (hauntology circonstancielle) se dissolvant dans le matériau musical sans vraiment disparaître ; des réminiscences du contexte d’origine, donnant au disque une couche « meta » supplémentaire.

La seconde partie du disque, « un peu » plus austère – un chouïa trop ECM pour moi parfois, il faut le dire – et moins « jazzy » que la première, ressemble à une longue divagation de Moore sur ses propres compositions, resurgissant après de longues années. Je ne sais pas si c’est la captation très large et environnementale du piano, ou la façon de jouer très retenue et assez classique du musicien qui me fait dire ça, mais il y a pour moi quelque chose de solennel, de presque funéraire – de spectral, encore une fois –, dans cette musique cinématographique rejouée quarante ans après par son compositeur. Ça ne l’empêche pas d’être très belle, mais ça plombe carrément plus l’ambiance que la première partie, qui n’est pourtant pas tout le temps super jouasse.

Je terminerai en vous prévenant d’une chose, c’est que la musique de Carman Moore n’est pas forcément la chose plus fun à écouter en ce début de week-end, mais en même temps on est en automne, il faut s’y faire. La vie c’est comme un soap opera : on rit, on pleure, on sait pas pourquoi on continue, puis les arrangements saccharose et la basse omnipotente nous rappellent que quand même, ça en vaut un peu la peine.

ps : Personal Problems, le film, est disponible en entier sur YouTube. Outre la musique de monsieur Moore, il y a plein de performances musicales jouées tout aussi classes et puissantes.

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