Cela fait maintenant plus de trois ans que j’ai écrit ici le premier épisode, jusqu’à ce jour resté sans suite, d’une série consacrée à Jay Alansky. Je lui avais envoyé l’article en question, qui portait sur son album Tendre est la nuit sorti en 1980 ; il m’avait gentiment remercié avant d’ajouter qu’il trouvait dommage qu’on s’intéresse moins à ses projets plus récents, qu’il s’agisse des siens ou de ceux réalisés pour d’autres. Le chanteur-songwriter-producteur français à la longue et imprévisible carrière, connu à la fois pour ses tubes (Lio, Jil Caplan, Les Innocents, etc.) et pour son alias électronique instrumental A Reminiscent Drive (signé chez F Com), m’incitait en gros à regarder le présent, ou du moins à ne pas revenir trop loin en arrière. Ça m’avait un peu surpris de la part de quelqu’un dont l’œuvre a toujours exploré de près ou de loin le rapport au passé, à sa disparition ou à sa résurgence, en somme qui cultive une mélancolie certaine.
Ma découverte, voici quelques mois, de ses trois albums sortis en 2021 sous le pseudonyme de Bronzino m’a permis de dissiper cet apparent paradoxe et d’éclairer sa démarche : en entendant ces courtes plages instrumentales, j’ai enfin compris comme une évidence qu’Alansky consacrait sa vie, sa vitalité, son énergie créatrice toute entière à cet effort mélancolique. Il n’est pas passivement nostalgique de sa jeunesse ou fétichiste du temps jadis, au contraire il exhume avec force et élan, cherche dynamiquement et matériellement à faire coexister passé et présent. J’irai jusqu’à dire que le fait de fouiller tout ce qui n’est plus là et de conjurer, sans en faire des tonnes, tous ces fantômes de sensations, a toujours été le cœur même de son actualité.
Écouter cette trilogie de Bronzino (pseudo inspiré du nom d’un génial maniériste bien connu des fans de peinture italienne) comme une œuvre de musique électronique « à la pointe » de ce qui se fait en ce moment serait assez hors-sujet, et ce n’est d’ailleurs pas l’objectif de Jay Alansky. J’imagine que ces plages qu’on pourrait décrire comme tout à la fois chill, néo-classiques et electronica résonneront mieux chez celles et ceux qui ont déjà été charmés par sa musique et savent que son parcours a été marqué par des changements de bords, un sentiment d’isolement, des trous, des choses perdues, inouïes (et plus pragmatiquement inédites). Je crois qu’on ne peut apprécier ces pièces à leur juste valeur qu’en en acceptant la fonction purement spéculative, le strict ordre de mission : réveiller une sensibilité, une lumière affective particulière, celle qui s’étale sur le chemin – autrement obscur – du temps qui passe. C’est cette obsession qui les guide, et si cette obsession ne vous intéresse pas plus que ça, du moins pas sous cette forme, vous ne trouverez peut-être pas grand-chose d’autre pour vous satisfaire au long de ces 61 pistes. Mais qui sait, ce n’est pas impossible que je me trompe et que vous rentriez dans cette trilogie par un angle qui n’a rien à voir.
J’ai réécrit à Jay Alansky et il m’a raconté l’élaboration du projet, qu’il a composé sur iPad, en plusieurs étapes. Pour résumer le processus, il a d’abord élaboré une vingtaine de plages de base en autant de jours, qu’il a ensuite chacune déclinée en de multiples autres versions en modifiant les sons choisis, les longueurs, en décalant les rythmes et les boucles, en appliquant des effets, etc., et en avançant dans ses sessions sans pouvoir conserver les versions de travail. Sans filet, il est tout de même parvenu à une centaine de pistes mixées, dont il a sélectionné environ une moitié qu’il a fait masteriser. Mais le résultat lui a paru dans l’ensemble « trop gros, trop compressé » selon ses propres termes. Il a donc décidé de reprendre les fichiers en questions en les mélangeant aux fichiers qu’il n’avait pas fait masteriser, à l’aide d’un logiciel qu’il qualifie lui-même de « cheap », Wavepad, afin de leur donner un grain moins propre. J’ai l’impression que ce geste consistant à salir, à troubler l’eau qui baigne ces compositions, leur donne précisément une profondeur. Ou en tout cas il semble rendre visibles différentes dimensions derrière les motifs et les sonorités de base. C’est donc ce parasitage, cette intervention « dialectique » presque improvisée qui les fait sonner comme autre chose que leur surface, qui fait poindre une lueur derrière, un truc secret qui se révèle presque par accident, comme lorsqu’on sent une odeur ou qu’on aperçoit une combinaison de couleurs. On assiste à un phénomène onirique de déplacement/substitution qui fait qu’une chose peut, le temps d’un instant, être complètement autre que ce qu’elle est en général. Jay m’a parlé de fait de ce processus de dégradation, évoquant « une spontanéité totale » et « une obsession d’obtenir un certain son qui transmettrait quelque chose d’assez impalpable, de diffus mais qui, pour moi, fait toute la différence ; le son global, les textures vous envoient quelque part rien que par ce qu’elles évoquent, dans un espace particulier. »
Au-delà ou en deça de leur faculté de révélation hautement proustienne (Alansky est un fervent lecteur du romancier, et il parle d’ailleurs ici de sa visite de son appartement boulevard Haussmann à Paris), The Burning Hills, Standing Still et La Consolazione proposent une expérience d’écoute qui place l’auditrice ou l’auditeur dans une position d’attention flottante. Certains motifs reviennent, mais de façon moins appuyée que dans une bande originale de film (une forme qu’on ne pourrait que superficiellement comparer à celle de cette trilogie, même si ça paraît tentant), et surtout on ne distingue pas toujours le début ou la fin d’une séquence puis d’une autre. La fluidité de ces plages, toutes relativement courtes, a été l’un des principaux soucis de l’auteur, qui explique avoir envisagé l’ordonnancement des morceaux comme une création en soi, une deuxième étape de la fabrication. Ça va à la fois vite et lentement, selon un rythme circulaire qui s’installe au fil des écoutes, qui alternativement fait oublier certains détails ou donne plus de relief à d’autres. Jay Alansky confie d’ailleurs avoir redécouvert des choses, parfois des pans entiers de ses morceaux en les réécoutant récemment. C’est en cela qu’à mon avis son projet relèverait presque d’une œuvre générative, ouverte, dans un sens moins rigoureux que Brian Eno et Umberto Eco pouvaient l’entendre : on peut évoluer à notre guise (pour ne pas dire « à discrétion ») dans ces paysages mentaux, a priori abstraits mais qui peuvent soudain se concrétiser, au hasard, parce qu’on aperçoit un truc par la fenêtre ou qu’on marche sur un type de sol particulier.
Et je le répète, cet aspect « en devenir » donne aux morceaux une qualité de réminiscence très singulière : Bronzino est finalement presque encore plus investi dans la réminiscence qu’A Reminiscent Drive. L’énergie qu’il déploie pour faire revenir la vie d’hier a quelque chose de tactile et de visuel, on distingue des matières s’agréger ou se désagréger, les idées de sédimentation et d’accrétion classiquement associées au champ du souvenir sont ici omniprésentes et à portée de main, ou, si on veut, à portée d’oreille.
Cette façon qu’à Alansky de faire confiance à la sensibilité de celles et ceux qui l’écouteront est assez belle, il faut le dire. En sortant de la pop voici trente ans – même s’il y est en partie revenu entre-temps, on en reparlera sans doute dans de prochains épisodes –, l’auteur de « Sage comme une image » et « Tout c’qui nous sépare » a sans doute voulu se libérer du joug formel que lui imposaient les règles de la pop song. Et ainsi entretenir un nouveau rapport avec l’écoute, suggérer un espace plus liquide, une utopie sonore inspirée en partie par les musiques électroniques mais plus largement par un désir de ne pas obliger les gens à participer, et plutôt de les laisser prendre l’initiative, d’habiter eux-mêmes l’endroit qu’esquissent ses pièces.
Je dois préciser avant de vous quitter que le deuxième volet de la trilogie, Standing Still, sonne nettement plus minimaliste que ses deux comparses, plus strictement électronique aussi. Mais il enserre en lui de façon peut-être encore plus compacte les sucs d’affects qui caractérisent l’ensemble du projet. Un détail tout de même : Jay a tenu à souligner sur les notes du Bandcamp qu’il recommandait d’écouter le disque à bas volume – c’est ce que j’ai fait dans mon open-space et en effet, le truc prend très bien. Deux de mes collègues, de jeunes femmes ténébreuses en général vêtues de hoodies Napalm Death ou Church of Euthanasia, et donc assez peu versées dans l’ambient de bureau, m’ont spontanément manifesté leur appréciation : j’ai apprécié cette victoire, et remercié silencieusement Jay Alansky.
NB : un autre volume des pièces de Bronzino doit bientôt sortir, et par ailleurs Jay m’a appris qu’il rassemblait en ce moment de nombreux morceaux, inédits ou non, produits tout au long de sa carrière, à sortir en plusieurs volumes au format digital. Il a également deux livres en préparation, en plus des deux déjà parus ici.