Fétiches mélodiques, théâtre audio et francophilie au Japon : la musique indescriptible de Wha-Ha-Ha

Wha-ha-ha 死ぬ時は別 / Shinu To Ki Wa Betsu
Better Days, 1981
Wha-ha-ha Getahaitekonakucha
Better Days, 1981
Écouter
YouTube
Écouter
YouTube
Musique Journal -   Fétiches mélodiques, théâtre audio et francophilie au Japon : la musique indescriptible de Wha-Ha-Ha
Chargement…
Musique Journal -   Fétiches mélodiques, théâtre audio et francophilie au Japon : la musique indescriptible de Wha-Ha-Ha
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Groupe japonais posé seulement en partie sur la branche Rock In Opposition du prog, Wha-Ha-Ha a sorti deux albums et deux EP sur le label Better Days au début des eighties avant de se dissoudre. N’étant pas assez expert de cette scène je ne m’étendrai pas sur les projets suivants des différents membres – cette chronique de Pitchfork écrite en 05 par Dominique Leone le fait très bien à ma place – et je soulignerai juste qu’il s’agit d’une formation à géométrie variable, plutôt venue du jazz, et qu’on sent qu’il y a du monde et des élans dans tous les sens, le nombre voire le surnombre s’entend fort, on devine l’interaction, la touffeur, le désaccord maîtrisé. Ce sont des œuvres qui passent très vite d’une idée à l’autre, et plutôt que d’idées il faudrait parler de pulsions, presque de tics. Ça donne une expérience d’écoute qui d’abord peut dérouter voire agacer mais en fait non pas du tout, ou du moins pas assez pour que ça nous fasse vraiment stopper. Et ce pour la bonne raison que cette virtuosité pleine de hoquets est généreusement contrebalancée par un amour très joueur de la musique elle-même, dans ce qu’elle peut avoir de plus évident, cette énergie qui nous fait chanter ou danser ou juste fredonner en remuant le menton. Car plus que du prog ou de l’avant-prog ou de « l’expé », Wha-Ha-Ha fait de la musique qui cherche à accrocher les oreilles des gens par des motifs qui entêtent et vous courent dans le cerveau pendant des heures voire des jours, tout en construisant et démontant des tas de choses au passage. Cette obsession peut donc trouver pour véhicule le jazz (des jazz plutôt, ça passe du hurlement à la suavité, du caveau anarchiste avec trois types dans le public au music-hall bondé), mais aussi l’électronique au sens le moins canonique du terme (assez déconne, on dirait presque que les musiciens font semblant de croire que les machines sont des instruments comme les autres), et des rengaines variétés internationales, lues par un biais insulaire recodé (rien à voir par exemple avec la variété internationale de trentenaire nippone bien dans son épargne, à la Akiko Yano circa Love Life, disque magnifique par ailleurs, et rien à voir non plus avec l’album génial de Ryuichi dont parlait Loïc l’autre jour).

Pas simple de décrire et d’interpréter ce qu’on entend ici mais quelques « tubes » donnent la couleur du truc. Le troisième titre de Shinotokuwa Betsu, « On The Floor », qui se déroule en plusieurs parties, tourne autour d’une mélodie vocale de tarée (c’est la musicienne Mishio Ogawa qui la chante) dont je dirais, comment dire, qu’elle semble chercher à exprimer tout ce que la musique a de délirant et d’exubérant, à faire éclater dans toute sa vitalité l’irrésistible principe de l’air (au sens de l’air qu’on chante, pas de l’air qu’on respire, même si au fond pourquoi pas, ça pourrait marcher aussi), ce sentiment de chant qui se chante lui-même, de musique qui se musique toute seule, une sorte de joie pure et sans autre but que d’être une joie de musique. 

Je ne suis peut-être pas clair, mais je trouve que ça pourrait être quelque chose qu’on trouverait par magie en marchant dans un super endroit, ou en sentant l’amour monter en soi. Il y a ensuite une chanson qui s’appelle « My Happiness (Is Not Yours) » dont le titre pas 100 % sympa confirme quand même que la liesse se trouve au cœur du projet, et c’est là aussi une espèce de mouvement qui tourne autour d’une extase musicale, d’une quête de l’essence (par définition « non-pérexistante » comme le dit Hegel ou plutôt leurs traducteurices Veronika von Schenck et Jean-Pierre Lefevbre) de cet art sans matière et sans fixité. Parfois la griserie du chant évoque presque celle de certains groupes français de jazz a capella comme les Double Six (ou les TSF, plus récents et moins chic, tout le monde ne peut pas taper dans l’œil de Quincy Jones ! mais allez écouter leur track sur le TGV, c’est un délire comme on dit) et j’aime à penser que la connexion Japon-France carbure à plein régime, dans la lignée Debussy/Sakamoto/Barouh, et autres Jean Chalopin. Il y a aussi « Kohmori« , instru synthétique qui vire jazzou là aussi bien francophile, puis qui revient vers la machine (je vais pas vous dire que ça m’a pas fait penser à YMO, soyons honnêtes), pour encore se recrasher, mais là plutôt dans le free semi-parodique, on a toujours cette vibe cabaret, un désir d’image, de jeu des corps, de mise en scène. C’est comme un grand spectacle musical et chorégraphique dont les deux thèmes serait la musique et la danse, et surtout l’attachement proche de la maladie qu’ils peuvent entraîner. On est en direct d’un chef-d’œuvre oublié, oui on dit souvent ça dans Musique Journal et c’est un peu le principe du site, mais là je tiens à insister particulièrement puisque ça a en plus le mérite de mettre beaucoup de gaieté.

On retrouve Mishio Ogawa au début de Getahaitekonakucha, l’autre LP, et elle est toujours aussi en forme mais respecte cette fois un peu plus la discipline, même si derrière, les instruments se lâchent total. On retrouve ce feeling de mélodie conçue comme fétiche, qu’on entend disparaître et reparaître et se déformer au fil des caprices, avec des fausses fins, des faux débuts, toujours le théâtre, d’ailleurs Discogs indique entre autres catégories « Comedy ». Après une plage très percussive vachement bien, on a un autre tube, « Nojari », qui au départ tape dans le contre-exotisme outré en pastichant du tango (ou peut-être que ce serait plutôt un truc mariachi ? putain je suis nul, c’est la honte), avant de dériver dans des espaces de plus en plus mixtes, des eaux territoriales où on ne veut pas trop savoir qui décide de quoi ; l’idée de dub qui flotte d’une zone à l’autre est sans doute ce qui colle le mieux à la démarche. Ça s’enchaîne avec un dernier tube, « Keiro No Hibi », splendide couloir de répétition qu’on suppose entre autres inspiré par le kraut (par Can surtout je dirais), qui en cela s’inscrit donc pas mal dans la lignée RIO mentionnée au début, et qui sonne surtout comme une collab Pram/Stereolab avec dix-quinze ans d’avance, la dimension méta en plus, puisque c’est plein de stop-start et de débordements, l’approche en contournement et en plongée/contre-plongée restant bien active. La dernière plage est la face B du vinyle et pour le coup là on a plus beaucoup de musique à proprement parler, ça s’appelle « Wha-Ha-Ha Radio Theatre », ça s’engueule et ça papote en japonais, et puis au bout de dix minutes démarre un air d’adieu lugubre mais pas tant que ça, il s’amuse un peu avec nous, et puis en fait c’était pour de faux c’est pas terminé, d’un coup déboule une manif, et puis ça se termine avec Mishio Ogawa qui revient et balance un numéro façon Broadway à la japonaise, ou peut-être plutôt West End (le Broadway londonien) à la japonaise, quelque chose de plus retenu traverse le truc, et puis il y a un stab de piano qui sonne comme « Our House » de Madness.

Bon vous aurez compris que la musique de Wha-Ha-Ha est pleine de surprises, à boire et à manger serait la bonne expression, il se passe plein de trucs et c’est compliqué voire vain de vouloir suivre par écrit toutes les aventures qu’on entend. Un commentaire YouTube dit que c’est epic, mais perso, fidèle à mes valeurs hypokhâgne/France Culture (d’ailleurs aujourd’hui c’est les 25 ans de la meilleure émission de la station !), je dirais que c’est limite picaresque. En tout cas ça fait bien voyager en ce début de weekend, j’espère que vous êtes en forme parce que c’est un disque qui laisse pas trop peinard si vous avez besoin de calme. N’embarquez que si vous êtes frais, mais si vous partez vous passerez un moment de grâce, de grâce grotesque parfois, mais de grâce tout de même difficile à nier. Bravo à Akira Sakata, Kiyohiko Semba, Mishio Ogawa, Shuichi Chino, ou que vous soyez. Anata no ongaku wo suki desu !

Le skate punk californien comme roman d’apprentissage : éloge de Lagwagon

Les musiques structurantes de nos jeunes années nous suivent un bon bout de temps, pour le meilleur et pour le pire, et Catherine Guesde nous parle aujourd’hui du meilleur avec Lagwagon, groupe de riders nunuches, fun et énervés qui tracent un sillon rectiligne et sans bifurcation. Depuis trente ans.

Musique Journal - Le skate punk californien comme roman d’apprentissage : éloge de Lagwagon
Musique Journal - Peut-on préférer les productions Be Music aux disques de New Order ?

Peut-on préférer les productions Be Music aux disques de New Order ?

Connaît-on si bien que ça les productions dance du groupe mancunien pour d’autres formations, sous leur alias Be Music ? Sûrement que oui, pour certains d’entre vous. Mais à celles et ceux qui les ignorent, l’anthologie Cool As Ice est là pour vous sauver la journée.

Du lovers rock, encore (bis) : Aisha, la dame d’Ariwa

Tel un Steven Spielberg caribéen, Loic achève aujourd’hui sa lettre d’amour au lovers rock en sélectionnant ses morceaux d’Aisha, chanteuse anglaise affiliée depuis des décennies au label Ariwa de Mad Professor.

Musique Journal - Du lovers rock, encore (bis) : Aisha, la dame d’Ariwa
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.