Je doute que beaucoup de voix me donnent autant de force de vie et de conviction subjective que celles des femmes deejays du early digital et du dancehall des années 80 (rappel : dans le dancehall les chanteurs et chanteuses sont appelés deejays ou DJ, et la personne qui met les disques dans les sound-systems est elle appelée selector voire selecta). Le style de chant des deejays masculins ne réussit que rarement à m’enthousiasmer et je peux même vite être épuisé par les performances des grands hommes du dancehall, par cette virilité qui prend plus ou moins toute la place. En revanche, depuis le jour où j’ai entendu « Kuff » de Shelly Thunder, je vibre de la même énergie inexorable à chaque fois que j’entends une Jamaïcaine s’emparer du micro sur un riddim en général dépourvu de tout salamalec : c’est de la musique qui donne la confiance, qui me fait marcher dans la rue en souriant, en dansant, en disant “ouais salut alors ça va ?” aux gens qui passent – alors que Dieu sait si en temps normal je n’ai pas du tout envie de faire ça.
Je ne vais pas me lancer dans une grande théorie du dancehall féminin première période puisque je n’étais pas du tout là à l’époque, ni même quelques années plus tard : c’est un truc que j’ai découvert au moins quinze voire vingt ans après, et comme je l’ai déjà dit ici je maîtrise trop mal l’histoire musicale jamaïcaine pour prétendre bien comprendre le contexte dans lequel ces jeunes femmes sont apparues. Tout ce que je peux deviner, c’est qu’elles ont ouvert les Jamaïcaines à de nouvelles représentations d’elles-mêmes, de la même manière qu’en Europe ou aux États-Unis le punk, le rap ou la nouvelle pop ont à peu près à la même époque proposé des modèles d’identification jusqu’ici inconnus aux Européennes et aux Américaines. Évidemment, sur l’île, c’est toute l’identité sonore, féminine ou non, qui a muté sous l’impulsion du early digital puis du dancehall : leur usage des machines a bouleversé la façon de poser les voix et j’imagine que le contact avec le hip-hop naissant y est aussi pour beaucoup, notamment parce que l’immigration jamaïcaine commençait à devenir massive vers New York et Miami. Mais je trouve donc que chez les femmes, ça a donné lieu à un élan unique, où l’on sent, à chaque seconde, chaque syllabe prononcée, chaque façon d’accentuer, une intensité et une liberté qui me contaminent instantanément. Ça tient peut-être aussi au contraste entre les fréquences hautes des voix et les basses des riddims, ou juste au fait d’entendre, en lieu et place des timbres rocailleux ou belliqueux de leurs homologues mâles, ces voix plus aiguës, incarnées si différemment. C’est aussi le fait que ces artistes ne sont pas toutes très photogéniques, ou du moins ne jouent pas sur une féminité validée par les hommes : elles imposent leur style et leur personnalité, décident de quand elles veulent être sexy ou véner ou sages, sans se soucier de ce que le public masculin pensera. Ce qui explique que beaucoup de leurs morceaux s’adressent directement aux autres femmes, afin de leur dispenser quelques conseils, sur le plan moral, conjugal ou sexuel (je vais être transparent avec vous, je suis loin de saisir tout le détail des paroles mais je capte à peu près le « propos »). L’interprétation est cruciale et la performance des femmes ici présentes se situe entre la chanson et le théâtre, ce qui est souvent le cas dans la musique jamaïcaine de cette ère, où les artistes incarnent parfois plusieurs personnages dans un morceau, jouent des dialogues, font des imitations, etc, dans un délire presque cabaret. En tout cas, ça donne un résultat dont j’ai beaucoup de mal à me passer.
Le dancehall de la fin eighties me fascine entre autres parce qu’il utilise à peu près les mêmes machines et les mêmes sons qu’on entendait au même moment dans la new jack mais aussi dans la house, la techno et surtout dans la bleep, mais selon des codes complètement différents. Déjà, parce que les instrumentaux n’y sont jamais autonomes : ils servent toujours la performance vocale des deejays, lesquel.le.s tiennent à profiter autant que possible de l’espace dont ils ou elles disposent. D’où ces beats parfois hyper dépouillés, même si c’est aussi, je crois, dû aux limites technologiques alors en vigueur : on ne pouvait pas encore mettre beaucoup d’informations dans un même morceau. L’autre aspect fondamentalement distinct de la dance music anglo-américaine de l’époque, c’est bien sûr le bpm et surtout la construction de la rythmique, sa propulsion. La syncope du dancehall lance toujours un défi au corps, c’est comme un petit combat avec le bassin, et il n’y pas cinquante façons de réagir : il faut activer la zone. Sur un morceau dance, les gens peuvent danser plus ou moins bien, faire le choix de se concentrer sur telle ou telle partie de leur corps, c’est assez libre, même si les résultats sont en général plus amusants que gracieux. Alors que dans les vidéos ou les soirées jamaïcaines, les gens ont l’air de savoir exactement ce qu’ils ont à faire. Ça peut être frénétique comme ça peut être très sobre, mais en tout cas ils respectent des règles. Pourtant les riddims peuvent aimer les complications, éluder des étapes, injecter des effets pas prévus, imposer des présences sonores presque matérielles, palpables, qui donnent au dancehall cette facture très “démo de synthé”.
Face ces édifices dont la porte ne semble pas toujours visible du premier coup d’œil, les deejays que j’ai sélectionnées arrivent toujours avec le trousseau en main, repèrent instantanément l’ouverture et font tourner sans mal la clé dans la serrure. Prenez par exemple Sister Wendy, avec sa voix légèrement cassée et son flow qui cavale sur le riddim ultra escarpé de « Nah Run from Dem ». Ou Sister Charmaine, un peu moins cogneuse, mais dont la voix plus juvénile sert tellement bien le storytelling de « Community Girl » (où elle raconte son enfance sans le sou), sur une instru aux détails dub qui surgissent sans sommation. Il y a aussi Lady P, autre patronne du game qui poignarde l’instru pourtant décharné de « Lethal Weapon ». Ou encore « Informer (Superstar Mix) », avec trois vocalistes en pleine émulation : Lady Ann, Sister Nancy (chanteuse un peu plus âgée que ses consœurs, auteur d’un album à la prod plus reggae tradi en 1982 et surtout connue pour avoir été une source récurrente de samples grâce à sa version du fameux riddim « Stalag ») et Sister Carol, qui parlent d’un indic, d’un « Informer » – plusieurs années avant le tube du Canadien Snow – mais semblent surtout se livrer à un concours de charisme assez fantastique à écouter. Je ne pouvais pas zapper Patra, qui s’appelait encore Lady Patra (et signe ici un titre dévastateur pour le label Jammy’s), avant qu’elle ne devienne une star dans les années 90, notamment via des collabs avec des Américains lui permettant d’effectuer le crossover “ragga hip-hop” en s’accompagnant de sonorités moins squelettiques que celles listées ici. J’ai aussi mis un album entier, un split LP plus précisément, avec une face Sister Charmaine et une autre Junie Ranks, accompagnées à section rythmique de Steely & Clevie et de Winston Riley et Soljie, quatre figures du son digitale/dancehall qui se lâchent particulièrement sur le très angoissé « Care Yo Body » avec ses synthés limite Joey Beltram. Et puis j’ai aussi glissé deux vidéos : le clip génial de « Round Table Talk » avec Lady G avec son acolyte deejay Papa San, qui jouent un couple pris dans les affres de la répartition des tâches ménagères – ou plutôt de leur non-répartition, puisque Papa San n’en branle pas une, et Lady G a bien l’intention de lui faire comprendre ce que c’est la charge mentale, à cette feignasse.
J’aime bien les plans de Lady G sur la plage, en tailleur-bermuda blanc, entourée (entre autres copines) de Shelly Thunder, reconnaissable à son sourire et à sa permanente rousse. Elle a aussi signé un titre qui s’appelle « Female DJ » et qui, même je ne comprends pas plus d’un quart des textes, m’a l’air d’être un gros shout out à ses homologues féminines. Lesquelles se confrontent par ailleurs dans un autre document : un vaste clash où on peut constater que les meufs en question ne rigolent pas du tout en termes de puissance vocale. C’est ça que j’aime bien chez les artistes jamaïcains : ils passent du chant au “toasting” et vice-versa sans que ça ait l’air d’être deux compétences distinctes, je ne parle pas de chant à la Bob Marley ou à la Horace Andy mais plutôt de cet espèce de scansion mélodieuse qui caractérise le dancehall – et qui a fait à l’époque le succès du “ragga”, terme que personne n’a l’air de plus utiliser mais qui est pourtant bien employé sur Discogs.
Je termine cet article en me disant que je ne sais pas si cette sélection a bien un sens en dehors du fait que j’espère qu’elle vous donnera autant de puissance qu’elle m’en fournit à moi. Je me sens pas tout à fait légitime en termes de connaissance sur le genre et en même temps je crois que j’adore ne pas m’y retrouver dans le bordel discographique du dancehall. Contrairement à tous les autres courants qui m’intéressent, c’est une musique très complexe à digguer sur Internet, je pense qu’il faut avoir été là sur le moment, avoir chopé les 45 tours chez Patate Records ou Blue Moon, connaître les chemins secrets, savoir quoi chercher où. Les artistes ont tous beaucoup produit – en Jamaïque mais aussi à Londres et New York –, ce qui donne des catalogues tentaculaires. Mais c’est cool, on peut se perdre un peu sans jamais trop savoir ce qui manque ou quand ça s’arrête, et on se dit aussi que cette approche “flux tendu” de la production désacralise de toute façon le statut des œuvres qu’on écoute. Et ça fait du bien, parfois, de se dire qu’on a juste la liberté d’aimer ce qu’on aime, sans se demander si c’est considéré comme un sommet, un ratage, ou un truc mineur “qui mérite d’être redécouvert”.
Bonne semaines à toustes. KUFF !