La femme et la belle-sœur de Brian Wilson nous prennent par la main pour nous emmener au paradis, puis nous jettent en enfer

SPRING / AMERICAN SPRING Spring
United Artists, 1972/1989
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(NB : YouTube a viré l’album dont il est question ci-dessous entre avant-hier et aujourd’hui, je suis fumasse, je vais bricoler une playlist, et il n’est pas sur les DSP, donc allez le choper ailleurs, il est vraiment bien)

American Spring était un groupe formé par Marylin et Diane Rovell, respectivement la femme et la belle-sœur de Brian Wilson, et qui n’a sorti qu’un seul album en 1972, co-produit par ce dernier. C’est un disque qui ne peut pas exactement être qualifié de chef-d’œuvre oublié ou de « lost classic », d’abord parce qu’une bonne partie des titres sont des reprises, à la fois des Beach Boys et de standards sixties, et d’autre part parce que les personnalités vocales des deux sœurs ne sont pas toujours au top. Mais ça n’en fait pas non plus une œuvre anecdotique ou juste sympa, puisque malgré ces défauts, elle brûle presque du début à la fin de ce feu qui fait toute la magie et tout le tragique de la pop song selon Brian.

Les ingrédients sont à peu près les mêmes que ceux utilisés sur les albums des Beach Boys à partir de Pet Sounds, c’est-à-dire qu’on y entend des instruments pas forcément plébiscités par les tubes de cette époque (orgues, cuivres, cordes, harmonicas, clochettes, triangle, que sais-je encore) exécuter des compositions écrites dans un langage plutôt traditionnel, ancré dans cette variété fifties et début sixties d’avant la British Invasion, tantôt héritée du Great American Songbook, tantôt venue de hits radio plus ou moins guimauve. On reconnaît aussi pas mal d’emprunts à la pop noire américaine, du doo-wop à la Motown première période, dans les arrangements comme dans les manières de chanter. 

Et comme vous le savez sans doute si vous êtes vous aussi fan de cette période de Brian Wilson et de ses frères/cousins/copains, en partant de cette base conservatrice les chansons vont ensuite choisir de s’injecter des produits psychédéliques. Des altérations qui font complètement dérailler l’ordre, la naïveté et la simplicité d’expression de ce répertoire devenu tellement hors sujet à partir de la fin des années 1960 qu’on ne pouvait qu’avoir envie de le déformer. Cette perte (volontaire) de contrôle du matériau s’entend à mon sens moins sur Pet Sounds que sur les albums moins parfaits qui ont suivi, Wild Honey, Smiley Smile, Friends, 20/20, Holland, Surf’s Up ou Sunflower. Et je trouve donc cette énergie à perte tout aussi frappante et perturbante sur cet album d’American Spring, Spring – intitulé ainsi de façon posthumement éponyme puisque le duo s’appelait au départ juste Spring, avant de devoir ajouter American lorsqu’un groupe britannique qui avait déjà pris ce nom décida de se manifester par voie juridique. 

Les interprétations de Marylin Wilson et de Diane Rovell sont certes approximatives par moments, on sent qu’elles essaient des registres parfois très différents et pas toujours cohérents d’un titre à l’autre, et on se demande si Brian, alors pas très en forme psychologiquement, n’a pas plus ou moins fait un abandon de poste – Wiki explique en tout cas que sa présence en studio était erratique et qu’il avait été épaulé par son bras droit de l’époque, David Sandler, ainsi que par l’ingé son Stephen Desper. Mais ça n’empêche que malgré ces conditions de production pas faciles, on a quand même droit à un bon nombre de choses incroyables sur ce disque à l’ambition au départ si modeste.

En fait, je pense qu’on distingue dans à peu près chaque morceau cette figure ultra classique de la pop et plus largement de l’art, du mythe, de la littérature : c’est la perte de l’innocence dont on a joui trop peu de temps, l’espoir de son retour, l’épiphanie versus la descente, le beau parfait et intime qui surgit avant de se dissoudre tragiquement, à peine aperçu par le cœur et les sens. C’est la quête et la re-quête de ce fétiche sensoriel et affectif par la forme chanson, le désir de révélation d’un monde sonore de merveille et de miracle qui jaillirait sous la réalité. Des chansons et des idées de production qui rendent notre perception soudain fourmillante de désirs et d’images, dépourvue de limites, et qui nous propose d’arpenter un sol d’apparence fertile où tout résonne en harmonie quasi synesthésique, mais qui hélas va très vite se dérober sous nos pieds et nous faire tomber, tel Icare et bien d’autres, dans le précipice de l’existence – et de l’existant, sans cesse renforcé par des forces humaines, trop humaines.   

Je divague mais vous comprenez bien ce dont il est question et vous le comprendrez avec encore plus d’évidence dès le premier morceau, « Tennessee Waltz », chanson country au départ, qui parle donc d’un bal où ça danse la valse sudiste, mais qui dégénère au refrain via une déferlante de chœurs si sirupeux que ça se transforme en glaise, ça se fige, le bonheur est paralysé, pas vraiment pétrifié, il reste éternellement tiède et mou, comme cette basse qui doit venir d’un clavier électrique de l’époque et qui donne à l’ensemble une consistance grotesque, faussement enfantine, d’une glauquerie presque narquoise.

Je ne peux pas ne pas mentionner la deuxième plage, « Thinkin About You Baby », qui plus qu’une reprise est une adaptation d’un de mes morceaux favoris des Beach Boys : « Darlin’ » (dont vous savez par ailleurs qu’il a inspiré aux Daft le nom de leur premier groupe). La production très « Motown d’il y a sept ans » donne au truc une atmosphère un peu moisie, même s’il y a du groove et des belles harmonies. Un peu plus loin, il y a selon moi le track le plus dingue et le plus représentatif de cette variété enfantine ravagée par l’âge adulte puis par les acides et la fuite : c’est « Sweet Mountain », avec son psychédélisme ébahi, solennel, saturé de claviers, d’échos, de FX façons tonnerre et de chœurs masculins pseudo-marrants mais qui en réalité font très peur. Le songe de l’enfant californien se change en cauchemar universel, puis le rêve revient sans vraiment s’imposer, on flotte dans un état limbique inter-émotionnel qui pour moi tient autant de l’extase que de l’épreuve : on avance un peu mais on a les pieds embourbés, on ne sait pas s’il faut pousser ou se laisser porter. 

Mention spéciale ensuite aux deux chansons écrites par Dennis Wilson, « Forever » (présente sur Sunflower) et « Fallin In Love », qu’on a découverte sur l’édition extended dudit album (éditée en 2021) et qui avec son mélange piano boîte à rythmes se montre à l’inverse de la majeure partie du disque assez précurseure de certains trucs à venir, et dont les cordes donnent envie de se jeter de la falaise, fou de joie cosmique, et de se faire fracasser par les vagues ensuite, faisant don de son corps à l’océan, comme les marins dans ce classique français d’un genre tout autre.

J’aime aussi beaucoup « Good Time », co-écrit par Al Jardine et Brian, qui plonge la tête première dans le bad, avec des harmonicas, des petits grelots de claviers et des chœurs encore une fois très inquiétants. Sans oublier le tube du disque, « Now That Everything’s Been Said », peut-être ici la chanson la plus claire sur le plan des affects, un morceau de rupture ou du moins de bilan-changement, avec des stabs de piano qui donnent envie de rouler jusqu’à Big Sur, voire Monterey, un concentré d’événements où les voix des sœurs Rovell me paraissent pour le coup hyper inspirées, on approche le périmètre de la reine californienne de la simplicité complexe, à savoir Carole King (dont une compo avec Goffin est d’ailleurs présente sur le disque mais je ne l’aime pas trop). Dernier morceau à écouter en priorité, même si comme je vous disais on ne peut qu’adorer la quasi totalité du LP (y compris dans version augmentée sortie en 1989) si on aime sa pop trop mûre, voire madérisée : « Had To Phone Ya », là encore une compo originale de Brian qui si j’ai bien compris ne sortira que plusieurs années plus tard en version Beach Boys en face B de « It’s OK ». Une production ici plus dépouillée, avec une espèce de désinvolture et de lascivité qui contraste avec le reste et me rappelle un peu ce que fera dix ans plus tard la Suédoise Virna Lindt avec le songwriter et producteur Tot Taylor, un genre d’easy listening mi-charnel, mi-parano. 

Avant de lancer American Spring, Marylin et Diane avaient monté un trio avec leur cousine Barbara, qui les quittera pour aller faire une carrière solo à Vegas. Marylin divorcera de Brian vers 1979 mais dans les années 1980 les Honeys se reformeront et sortiront deux albums qui comporteront des titres qui par la suite seront réattribués à American Spring quand leur LP sera réédité en 1989. Leurs looks de jeunes Californiennes néo-glam sont convaincants, voire kiffants, malgré le fait qu’elles devaient déjà friser la quarantaine, et la pochette où elles posent sur une grosse Jeep avec un gros ours en peluche continue de fasciner les amateurs et amatrices de subcultures de droite, annonçant indirectement l’identité cagole. Musicalement, le disque est hétéroclite et on l’imagine donc avoir été conçu à partir d’enregistrements de diverses périodes mais en tout cas il contient des choses qui sonnent plutôt comme de l’indie fragile des campagnes anglaises que comme du gros son à blaster en Corvette sur Sunset Boulevard ou en Audi TT entre Cannes et Nice.  

Je vous laisse découvrir les Honeys eighties si vous avez envie mais d’abord, je vous recommande de vous faire plaisir et mal en même temps en écoutant le disque d’American Spring que je ne peux m’empêcher de me remettre encore et encore, en dépit de sa proximité avec l’idée d’enfer, de pourriture et de monstrueuse réalité. Sans doute parce qu’il parvient d’abord à vous envoyer, en quelques mesures et quelques harmonies, dans un espace de joie et de félicité sans aucune comparaison – on dirait vraiment que la musique ne devrait servir qu’à créer ces mondes d’extase. Sauf qu’après le premier ou deuxième refrain, ces zones autonomes temporaires de griserie qui font se rejoindre réminiscences enfantines (plus qu’adolescentes) et élans du présent sont trahies par leur fugacité congénitale et vous font chuter vers un gouffre de tristesse, on dégringole dans un ravin qui surgit au cœur même du bonheur. C’est là sans doute le principe de toute la pop psychédélique mais c’est aussi le principe même du désir et de la béatitude : ça ne dure jamais, voire ça n’existe pas, et quand on n’a plus aucune solution pour continuer à croire en l’illusion, surgit inexorablement cette dimension atroce que les archontes et les hommes de pouvoir nomment la vie – et que nous parviendrons peut-être un jour à détruire si nous devenons gnostiques.   

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