En 1986, la réédition d’Ongaku Zukan de Ryuichi Sakamoto (Illustrated Music Encyclopedia, à l’attention d’un public occidental) incluait un titre particulièrement éloquent, « Steppin’ into Asia », qui prenait la forme d’invitation à la découverte de l’Asie –les membres de Yellow Magic Orchestra, et notamment Sakamoto, se sont souvent amusés à questionner et à ironiser le regard occidental porté sur l’imaginaire asiatique. Le titre en question avait produit un effet particulier en moi-même – le phrasé indéchiffrable de Tomoko Asano lors des couplets, les sollicitations et la voix d’Akiko Yano lors des refrains, dont la candeur ne tait pas complètement l’espièglerie ni l’ironie sous-jacente, et d’un autre côté, le mysticisme qui semblait y être associé, son intemporalité, la singularité de ses mélodies. Il avait illustré dès l’instant ce qu’avait été mon introduction à la musique japonaise (ou devrais-je dire à un certain pan de la musique japonaise). Il devenait une sorte de préambule, rétrospectivement ; le prélude à un univers étranger, aux promesses d’un Orient que l’on fantasme et qu’alimentent eux-mêmes les acteurs de cet univers, innombrables, en invoquant particularismes et traditions. Yano l’énonce ainsi distinctement – « il ne faut pas craindre de s’aventurer en Asie » – mais la musique, elle, se révèle autrement à l’auditeur : s’y aventurer est une chose, mais il s’agira de s’y investir, de l’apprivoiser progressivement, d’en épouser les paradoxes et la fantaisie. Il en est de même que lors d’un séjour en un pays étranger ; la réalité est toute autre, plus ambigüe que la vision disons unidimensionnelle ou stéréotypée de nos projections. Il est question de dépaysement, certes, mais d’un dépaysement qui ne sera que trop peu exotique.
Il n’en va pas toujours ainsi dans la musique nippone. Nombreux sont les répertoires qui flattent et confortent l’auditeur dans ses goûts et le rappellent à ce qu’il connaît (et qui lui est agréable !) mais il existe une certaine classe d’artistes japonais, pour ainsi dire d’un certain grade, qui évoluent et s’illustrent d’une manière plus audacieuse et innovante, j’irais presque jusqu’à dire plus incarnée, et dont les travaux m’ont régulièrement ébloui, aussitôt après m’avoir fait perdre mes repères. Il y a des discographies qui se révèlent si surprenantes, d’un album à un autre, même pour des sorties plus tardives, qu’elles ne m’ont jamais lassé.
Ichiko Hashimoto appartient à ce genre-là. Il me semble qu’elle ne bénéficie pas, hélas, d’une notoriété comparable à celle d’Akiko Yano ou de Taeko Ohnuki, et ce malgré la réédition récente (et très remarquée) par WRWTFWW de l’unique album de Colored Music, le duo qu’elle formait avec Atsuo Fujimoto au début des années 80. Je ne vais pas m’attarder sur cet essai, bien qu’il soit excellent (les titres « Heartbeat », « Colored Music » et « Love Hallucination » ont été mentionnés depuis à maintes reprises, et à raison) car il s’agit de s’intéresser davantage au répertoire solo d’Ichiko Hashimoto, et il n’en est pas vraiment représentatif.
Je conseillerais plutôt, non comme une entrée en matière à Hashimoto, mais comme une transition idéale avec Colored Music, la collection Individual Beauty qui réunit démos et outtakes, publiée dans la foulée en 2018 par Solid Records. Les titres qui la composent illustreraient merveilleusement le propos développé en début d’article, dans la mesure où ceux-ci, s’ils s’avèrent tous très différents les uns des autres, sont d’une expressivité folle, que l’on ne pourrait véritablement assimiler. Il y a, au hasard, les premières mesures énergisantes de « We Are Only Dancin’ » que vient interrompre, peu après la première minute, une envolée harmonieuse portée par la voix de Hashimoto, et de la même manière, l’hypnose que suscite « Night Paradise », pareil à un trajet de nuit, quelque part en Mitteleuropa (je cite surtout cette partie-là de l’Europe parce que son air sombre et romantique, presque oppressant, me font penser à une évocation lointaine du « Trans-Europe Express » et du « Hall of Mirrors » de Kraftwerk) ou bien la fascination qu’exercent « Tamare Kurawanka » et « Love Season », ces grands ensembles fantasques et enchanteurs, et que la confusion ne rend ni inaccessibles ni rébarbatifs.
Je ne me suis pas véritablement intéressé à la discographie d’Atsuo Fujimoto, laquelle me paraît incroyablement limitée si je me fie à son profil Discogs, mais j’avais déjà fait la rencontre d’Ichiko Hashimoto avant que je ne découvre Colored Music, sans tout de suite me rendre compte qu’elle constituait la moitié du duo. Il s’agissait alors d’un titre pris à part, « Kitsune », du nom d’une entité notoire du folklore japonais, dont l’apparence rappelle celle du renard roux. Ichiko Hashimoto privilégiait ici, par son chant monotone et le fait qu’elle prolonge le son des voyelles, non plus les aspects bienveillants ni même la personnalité narquoise du kitsune, mais sa cruauté et son indifférence, sa nature séduisante et insaisissable. Hashimoto évoquait, au travers de ce titre, une certaine musique traditionnelle nippone et un imaginaire que l’on pourrait aisément lier à Hokkaido, à ses hivers rigoureux et ses paysages enneigés. Et la glace, la nuit, le rêve, la mélancolie – j’allais m’en rendre compte, à mesure de mon incursion – constituent un motif récurrent et majeur dans l’œuvre d’Ichiko Hashimoto. Il y a une certaine ambivalence, en réalité, ce n’est pas aussi cohérent que pour Broadcast par exemple, car elle alterne entre une expression candide et adolescente de ses sentiments (« Hane no Kimochi », « Heart Wa Diamond », « Yume no Hane », « Harukana Omoi » sont autant de bluettes qui laisseraient transparaître le semblant d’espoir qui l’anime par moments et auquel elle semble s’abandonner pleinement, sans se soucier de son revers éventuel) et de forts accès de mélancolie, mais d’une mélancolie digne, sans trop d’aspérités ni d’apitoiement sur soi, d’une mélancolie de lobby ou de bar d’aéroport, à contempler l’extérieur d’une manière vague, à travers les baies vitrées, perdu dans ses pensées. « Voices In The Air », une composition parue sur un album plus tardif, exprimerait idéalement cette impression. Hashimoto se parle à elle-même, et son phrasé s’accélère quelquefois, elle se met à bafouiller, à mâcher ou à buter sur les mots. Ses murmures sont parfois confus, entrecoupés par des accords de piano caractéristiques de l’introspection et du jeu des pianistes de bar.
Les covers de ses albums sont elles aussi particulièrement évocatrices. Lorsqu’elle y paraît, son regard est souvent fuyant, elle ne dissimule guère sa contrariété et ne daigne sourire – sauf sur l’artwork de l’album Je m’aime, lorsqu’elle choisit de trinquer avec elle-même. La rudesse qui semble la caractériser, et son orgueil surtout, la conduit inévitablement à des lieux solitaires, au froid saisissant (la déception et l’amertume font s’enorgueillir certains, les rendent plus fiers et les isolent d’autant plus). Cette dimension, à laquelle se rapporte « Kitsune », est celle qui me séduit, qui me parle le plus.
Hashimoto ne cesse d’évoquer cet élément qu’est la glace par la musique qu’elle compose. C’est un ensemble de sonorités qui nous la rappellent inévitablement : des notes cristallines, de l’écho et du souffle, des arpèges et des accords distants, parfois cinglants, l’évocation de la musique dodécaphonique (« Romantic Blue »)… Cet attrait à la glace atteint par moments un certain paroxysme (les instrumentaux « Yo no Owari To Sekai no Sōzō », « Computer Q » et plus encore « Frozen Ecstasy ») et certains titres se distinguent tout particulièrement, en illustrant cette symbolique d’une remarquable manière. Outre « Kitsune », je pense surtout aux compositions « F no Fuchi » et « Pachacamac », qui détiennent toutes deux une sonorité unique, celle-là même dont allait se servir Sakamoto en 1998, lorsqu’il conçut l’identité sonore de la Dreamcast. Elle survient d’emblée dans le second titre, et paraît à la suite du premier refrain dans « F no Fuchi ». C’est un FX dont j’ignore le nom (si quelqu’un peut me renseigner là-dessus, j’en serais reconnaissant), mais que j’ai pu repérer à certaines occasions – notamment dans la jungle, on l’entend distinctement dans « The Crane » de Source Direct, à partir de 1’57 – et qui se révèle être, d’un point de vue sonore, la représentation idéale, l’expression la plus fidèle de la rigueur du froid.
Il y a de nombreux moments extatiques et mélancoliques dans la bande originale qu’Ichiko Hashimoto a composé pour RahXephon en 2002, parmi ses démonstrations les plus abouties, et qui fut également, dans mon cas, parmi les premiers aperçus de son œuvre. Dans « La, la maladie du sommeil », inspirée des danses polovtsiennes de l’opéra de Borodine, elle laisse Hōko Kuwashima figurer au premier plan et se place en retrait, se contentant de susurrer, d’une même manière confuse. Dans « Yume no Tamago », qu’elle interprète seule, le refrain extatique s’évapore soudainement en un court segment d’ambient, qui vient atténuer l’emphase des séquences précédentes et laisse à l’auditeur plus d’espace pour s’élever. Il en est de même pour « Yume », plus en retenue néanmoins, mais d’une structure relativement similaire (un refrain plus exalté auquel se substitue un interlude instrumental propice à l’introspection) et l’image du lobby d’aéroport nous revient également, par le biais de certaines compositions, notamment l’excellent « Dense Blue Water ».
Hashimoto a composé de nombreuses pièces classiques, au piano (son premier album, Ichiko, en est un exemple, comme la résultante directe de son apprentissage au conservatoire de Musashino), et s’abandonne quelquefois aux standards américains (l’album Mood Music plus particulièrement) et à la bossa nova – peut-être faut-il rappeler que le Brésil accueille la plus importante diaspora japonaise ? Et qu’est donc la bossa nova, si ce n’est l’expression du saudade portugais, d’un doux vague à l’âme et d’une certaine complaisance dans la mélancolie et dans la nostalgie ? Le catalogue d’Ichiko Hashimoto est ample et comporte de nombreuses variations, en dépit de ses récurrences ; aussi je conseillerais d’y entrer par deux de ses albums, Beauty (1984) et D.M. (1989), que je considère comme ses œuvres les plus riches et les plus diverses, qui donnent dès lors un aperçu de l’étendue de son talent, de sa versatilité, que j’estime égaux à ceux d’une Yoko Kanno, et qui surprennent plus amplement encore l’auditeur lorsque celui-ci s’imagine qu’il a parfaitement cerné son univers – il faut écouter, à cette occasion, le titre « Kaze », aux tons bucoliques, pour ne pas dire celtiques, mais je dis peut-être n’importe quoi.
J’ignore tout du statut d’Ichiko Hashimoto au Japon, de sa popularité éventuelle. Je ne sais si le succès des rééditions de Colored Music portera finalement l’attention sur sa propre discographie, si elle en est légitime, mais j’admire son opiniâtreté et la fidélité à ses principes, la passion qui semble magnifier son œuvre par instants et la forme que prend l’expression de ses sentiments. Sa persona est proche de celle de Kate Bush, que les médias occidentaux comparent justement bien plus souvent à Akiko Yano, du fait de leur excentricité respective. Mais toutes deux ont en commun un caractère indépendant et imprévisible, avec des airs de hauteur, une indifférence ou un mépris des convenances. Elle me fait réellement penser à une incarnation moderne du kitsune que j’évoquais précédemment, tel qu’il apparaît dans des contes et légendes plus sombres du folklore japonais, et auquel elle prêtait sa voix, à ses débuts. C’est cette façon si peu commune de s’exprimer et de se dévoiler, dans l’espoir comme dans la glaciation, qui produit, en définitive, l’impression d’un dépaysement sonore. Et je dois dire qu’il m’est salvateur de m’imprégner d’une œuvre aussi singulière et aussi sincère, et de me heurter à une telle autorité.