Occitans, Bretons, Basques, Alsaciens, Corses ou Catalans… Sur le territoire français, les années 1970 sont le théâtre d’une intensification des questionnements relatifs aux identités culturelles et linguistiques. Au cœur de ce bouillonnement intellectuel, artistique et militant, les musiques folk et traditionnelles occupent alors une place prépondérante, s’affirmant face au centralisme culturel hégémonique de l’État français.
Tandis que la harpe celtique du héraut Alan Stivell déferle sur les ondes nationales, et qu’émerge au Sud une Nouvelle chanson occitane créative et contestataire, se forme une constellation de jeunes structures indépendantes alimentant un essor créatif sans précédent sur le plan discographique. Respectivement basés à Toulouse et Béziers, les labels Revolum ou Ventadorn partagent avec le breton Névénoé leur statut de fonctionnement coopératif. Tous s’inscrivent dans une logique cohérente avec l’expression alors en vogue du « vivre et travailler au pays », dans un contexte général de revalorisation des répertoires de tradition populaire, d’influence de la folk-song protestataire américaine et d’internationalisation des luttes anti-impérialistes, entre guerre au Viet-Nam et coup d’état au Chili.
Pour certains acteurs de ce mouvement, œuvrant au quotidien à la transmission vivante de leur langue et de leur culture, les questions relatives à l’enfance et à l’éducation deviennent incontournables. S’il faut rappeler ici la violence historique de la répression linguistique exercée dans les classes, citons les propos sans ambages du linguiste Philippe Blanchet tenus dans L’Express (5 avril 2016) : « Dans l’école de ma grand-mère, à Marseille, au début du XXème siècle, les petites filles surprises à parler provençal devaient nettoyer les toilettes. Et les récidivistes étaient contraintes de les lécher « puisqu’elles avaient de la merde dans la bouche » ! » La création en 1977 des écoles Diwan ( « Germer » , en breton ), puis Calendreta (en occitan, « petite alouette » ), marque donc un tournant, au point qu’un disque se voit d’ailleurs édité en soutien à la première école où l’enseignement est dispensé en langue bretonne.
Dans la foulée d’un somptueux premier album feutré empreint de mystère et de délicatesse (March Gouez), la harpiste et chanteuse Kristen Noguès entame une série de 45 tours plus spécifiquement destinés aux enfants: d’abord pour Névénoé, puis avec l’éditeur éducatif Skol Vreizh. Remarquables pour leur musicalité sobre et dépouillée, ceux-ci se construisent en une suite de miniatures tirées du répertoire populaire et dont l’orchestration légère mobilise flûtes, cordes pincées, glockenspiel et percussions fines, enregistrées en compagnie du groupe Talbenn. On y retrouve surtout cette voix fragile et émouvante, qu’elle préférera reléguer plus tard au second plan pour davantage mettre en avant davantage son travail de recherche autour de l’instrument. Co-fondateur du label Névénoé – sur l’aventure duquel un excellent ouvrage rétrospectif revient en détails – Gérard Delahaye évoque ici le souvenir de cette figure incontournable du mouvement, artiste défricheuse et sans concessions :
« Kristen était bretonnante de naissance. Elle a été élevée en breton, et c’était donc pour elle tout naturel de faire ces chansons-là. Elle avait cet engagement linguistique et musical qui était de faire vivre le breton, tout simplement, à sa manière à elle. C’était l’époque où tout ça bouillonnait. Maintenant, il y a pas mal de choses en breton pour les enfants, mais au début des années 1970 il n’y avait quasiment rien, à part Toutouic, et deux-trois chansons que tout le monde connaissait. Déjà que les cercles bretonnants, c’était confidentiel, alors les chansons pour enfants… C’était vraiment l’hyper-dernière roue de la charrette. Kristen était réellement précurseuse dans ce domaine. »
À quelques encablures, le harpiste Myrdhin enregistre son Merlin l’Enchanteur, enregistré avec les enfants de Plouisy. Plus au Sud, les labels Revolum ou Ventadorn publient diverses références à l’adresse spécifique des enfants, signées de la chanteuse Rosina de Pèira, ou issues de la collaboration du Grop Rosamonda avec une école de Carcassonne. Particulièrement représentatif, l’album de Nicòla « Mé leis enfants » incarne cet agrégat d’un répertoire traditionnel tiré des fascicules de l’Institut d’Études Occitanes avec une recherche de forme qui ne soit ni trop ornementale, ni trop dépouillée.
Leurs notes de pochette sont généralement sans équivoque, brocardant à l’occasion l’action « des fonctionnaires de la IIIème République sous l’impulsion de laquelle l’occitan a été présenté à des générations d’écoliers comme le signe dégradant de peuplades arriérées (…) L’occitan a bien failli mourir par l’école, qu’il renaisse aujourd’hui par l’école et que ce disque y concoure pour sa modeste part ». En Corse, c’est enfin le groupe incontournable I Muvrini qui réalise l’album Campemuci en 1980 puis Aio en 1982 avec voix d’enfants.
Au-delà, et de manière étonnement synchrone, ce phénomène peut être mis en parallèle avec les initiatives de musiciens musiciens kabyles, camerounais ou irakiens qui, installés en France et animés d’un vif désir de transmission, se lancent dans la réalisation d’albums pour enfants ambitieux et de contes musicaux cherchant à rendre compte des caractères de leur culture d’origine. Prolongeant un mouvement amorcé dans les années 1960, des réalisations voient le jour visant se démarquer d’un certain imaginaire de carte postale et d’une forme de naïveté mâtinée de bienveillance paternaliste. Aux histoires de « petits Chinois pékinois » chantées en français et s’accompagnant d’un piano bien tempéré, succèdent ainsi – parfois sur un même label – des albums plus justes, plus fidèles ou sophistiqués faisant la part belle aux instruments traditionnels, chantés dans la langue d’origine et s’accompagnant de documentations soignées. Fawzi Al Aiedy, Hamsi Boubeker ou Henri Samba deviennent ainsi au début des années 1980 des habitués des réseaux de tourneurs et de festivals jeune public. Engagés parallèlement dans un mouvement de renouveau spécifique à la musique antillaise, conservant eux aussi le souvenir des interdits frappant le parler créole des écoliers de Guadeloupe et de Martinique, des musiciens comme Roland Brival ou Henri Guédon se lancent également dans des réalisations spécifiques à l’attention des enfants.
« C’était effectivement un mouvement de renaissance culturelle. Chacun revendiquait son identité propre, pas seulement en France, mais partout. J’imagine que tous les gens qui venaient de l’immigration se disaient: « Mais moi aussi, j’ai une culture qui vaut bien celle d’ici. » Je pense que le mouvement était exactement le même. ». S’investissant lui-même un temps dans la chanson pour enfants, Gérard Delahaye évoluera dans les années 1980 en animant – en compagnie du co-fondateur de Névénoé Patrik Ewen – l’émission Merlin Arkenciel sur la chaîne FR3 Bretagne:
« On s’était dit que ça pourrait être intéressant de faire des chansons pour enfants un peu moins bêtasses que ce qu’on avait à l’époque. Qui ne prennent pas les enfants pour des imbéciles, et puissent éventuellement avoir un double sens pour intéresser les parents. J’ai commencé avec La princesse Dorothée, qui n’était pas au départ une chanson pour les enfants, mais que le public s’est appropriée ainsi. D’une certaine façon, ça a fait basculer ma vie, le disque ayant été beaucoup écouté par la fille du directeur des programmes de la station régionale de FR3 Michel Le Bris. »
« Merlin Arkenciel était une émission en français. Il n’y avait pas spécialement de présence de la langue bretonne, qui avait parallèlement ses émissions, avec leurs propres horaires, et une partie pour les enfants. Mais on s’appuyait sur une réalité locale. On baignait dans les contes, on prenait une légende, et on la scénarisait comme s’il s’agissait d’un reportage sur un événement récent. A un moment donné, on nous a reproché justement de ne pas être assez bretons dans ce qu’on faisait, un peu trop généralistes: c’est sur cette base qu’ils ont arrêté l’émission. Tout se discute… Mais on faisait ce qu’on savait faire. »
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MINIATURES – Le disque pour enfants en France (1950-1990)
Une exposition de Radio Minus et L’Articho, explorant le Fonds patrimonial Heure Joyeuse
Dans le cadre de Formula Bula
Du 2 au 31 octobre 2020 / Médiathèque Françoise Sagan / Paris 10ème
Infos, détails: www.radiominus.com
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L’ouvrage Névénoé, coopérative utopique, d’Arnaud le Gouëfflec, Alain-Gabriel Monot et Olivier Polard, est disponible auprès des Editions de Juillet.