Chanteuses françaises sans voix : leurs plus grands tubes

Musique Journal -   Chanteuses françaises sans voix : leurs plus grands tubes
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En parlant de Bambou, il y a quelques semaines je me suis dit qu’il fallait que je consacre tout un post aux chanteuses francophones sans voix, ou qui chantent faux, ou dont la voix, disons, n’habite pas comme il le faudrait les compositions dont elles disposent. Car c’est justement contre ce « comme il le faudrait » que se révèle la magie de ces vocalistes malgré elles, ou en tout cas pas tout à fait en elles. Les cinq morceaux que j’ai choisis me captivent donc, comme c’était déjà le cas du disque de Bambou, par leur façon de réagencer l’espace sonore de la pop, en l’occurrence ici celui du tube potentiel dans le far-west des années 80. Mais ils me fascinent aussi par la manière toujours troublante que ces voix fluettes et déclassées ont de faire résonner le sens des paroles, de déjouer par leur amateurisme même les standards sémantiques du répertoire français. Loin d’être pour moi des « bons délires » de fin de soirée sur YouTube via Bide & Musique – même si je peux les trouver très distrayants –, j’aperçois dans ces titres une vérité documentaire, une vertu de réalisme, un curieux naturel que trop d’artistes pourtant plus doués « par nature », justement, ne parviennent jamais à cultiver. Après, si vous pensez que c’est de ma part une posture si abusivement snob que je ne peux guère que la cliver, je veux bien vous écouter mais vous avez intérêt à avoir des arguments sérieux.

VICTOIRE – « Retourne chez ta maman » (Trema, 1987)

Pourquoi ce morceau n’est-il pas plus connu ? Comment se fait-il qu’il ne soit pas devenu un chant de ralliement des nanas cruelles et désabusées qui semblaient avoir pris le pouvoir dans les années 80, avant l’affirmation plus centre-gauche du girl power ? Peut-être hélas à cause du manque total de coffre de cette Victoire, jeune fille dont Internet ne nous dit pas grand-chose. Sauf que je me dis que cette voix sans aucune ampleur, qui ne fait même pas semblant de faire un effort, sert justement tout le propos de la chanson. Ce n’est pas la voix d’une meuf amoureuse mais blessée dans sa fierté qui décide de faire une scène à son mec pour le pousser à changer. C’est la voix d’une meuf que son mec a pris pour une sainte-nitouche mais qui sans sommation lui explique qu’elle ne viendra plus le voir, parce qu’il baise mal et pas assez – « Un petit coup pour la nuit / Tu penses que ça suffit / Moi j’aimerais plusieurs fois » – et qui lui suggère en guise d’adieu de retourner chez sa mère « si fière de son marmot » mais qui ferait mieux « d’apprendre à son fiston à jouer du mirliton ». Le moment le plus atroce, mais le plus juste dans l’interprétation, c’est au tout début du deuxième couplet, quand elle pouffe en prononçant « quoi ? tu veux du sentiment ? ».

Sur le plan sonore je n’hésiterai pas à dire qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre, issu de la collaboration entre le célèbre André Popp et son frère Michel aux textes et à la compo, avec Jean-Pierre Malek à la réalisation et Christian Baciotti aux arrangements (tous deux déjà responsables des « Bêtises » de Sabine Paturel). Les synthés de l’intro sont dingues, dans les couplets la voix synchronisée sur le rythme de la basse est flippante, et le refrain dégage une légèreté qui glace le sang quand elle s’associe à la morgue absolue des paroles. Bravo : Prix Valerie Solanas de la meilleure castration de l’histoire de la pop.

CLARA CAPRI – « Maudit DJ » (Magic/Flarenasch, 1986)

Une chanteuse produite par Jay Alanski, ce songwriter, chanteur et producteur belge qui depuis quelques années me passionne. S’il est surtout connu pour son travail avec Lio et Jil Caplan, il a fait pour lui comme d’autres artistes beaucoup de choses incroyables, dont ce morceau plus ou moins italo avec un riff d’harmonica synthétique et un très beau contraste couplet échevelé/refrain apaisé. Mais ce qui frappe au-delà cette impeccable réalisation, c’est surtout la façon dont la voix presque sans matière et sans caractère de Clara Capri fait sonner les textes, écrits par Jacques Duvall, lui aussi proche collaborateur de Lio et donc de Marc Moulin et Dan Lacksmann de Telex (c’est d’ailleurs Lacksmann qui est au mixage) – tous les cinq ont donné naissance à des chansons aussi bouleversantes que celle-ci.

« Maudit DJ » fait partie, comme son titre l’indique, de la petite et attachante catégorie des « DJ songs », c’est-à-dire ces chansons qui, non contentes d’être faites pour être jouées par un DJ, prennent l’initiative de s’adresser à lui, ou d’évoquer ses mérites, son pouvoir – la plus connue étant évidemment le méga-tube « Last Night A DJ Saved My Life » par In Deep, devant, je dirais, Zhané et leur convivial « Hey Mr DJ ». Clara Capri, elle, prend le parti de décrire son extase sur le dancefloor comme une expérience physique et sensorielle si extrême qu’elle en vient à perdre toute décence et tout libre-arbitre. Pour le coup, son inexistante capacité vocale lui permet d’interpréter à la perfection cette espèce de lascivité non-consentie, de perte de contrôle qu’elle est en train de subir sur la piste – son intégrité se trouve en péril, elle se désintègre littéralement sous l’effet des platines. Non mais mais regardez-moi un peu ce champ lexical ! D’abord, on a l’empoisonnement, l’attentat, l’infestation, l’effondrement :  « Qu’est-ce tu m’as fait ingurgiter ? /du TNT ?/ Je sens la température monter / Tous mes fusibles vont sauter / J’ai des fourmis rouges dans les jambes / Le corps qui flanche ». Puis ça vite carrément au sacrifice, à l’ablation : « Faudra m’amputer / Des deux pieds pour m’arrêter / Pas d’autre moyen / Pour m’empêcher de danser jusqu’au matin ». OK, Clara, c’est noté. À peu de choses près, on dirait qu’elle se met à genoux devant son plan cul qui ne veut plus d’elle alors qu’elle l’a dans la peau, ou peut-être devant un dealer de crack qui refuse de la servir parce qu’il lui a déjà fait trop de chromes.

Je n’ai pas trouvé d’autre trace d’elle ailleurs que sur ce single, mais j’espère que ça s’est bien passé pour elle par la suite. Comme je ne crois pas que Duvall ait écrit des choses aussi intenses et corporelles pour Lio, je me demande s’il n’a pas testé un truc un peu « spécial » avec elle – mais si ça se trouve, c’est très possible que tout ça ne soit juste qu’une petite récréation entre elle, lui et Alanski, pour avoir un peu de cash avant les vacances à Rimini. Je vais enquêter.

MARIE AUDIGIER – « Un voyage » (Les Disques du Crépuscule, 1990)

Marie Audigier n’a pas exactement pas de voix, c’est plutôt qu’elle a un style de chant assez parlé, et qui connaît à peu près les lignes où il peut avancer sans se ridiculiser. C’est sûr que c’est pas Véronique Sanson, mais disons qu’elle a l’a élégance de savoir ce qu’elle peut offrir : un filet fragile mais confiant, aux couleurs d’enfance ou d’adolescence, qui prononce des images au pouvoir d’évocation simple mais immédiat. Là encore, l’étroit champ de ses possibilités techniques tombe à point nommé pour développer sa sensibilité particulière – ou peut-être, voire bien sûr, que c’est parce qu’elle se sait contrainte par ses cordes vocales qu’elle développe cette sensibilité « twee », mignonne mais fébrile, qui parfois traverse une ombre ici et là. Je vous encourage à écouter l’ensemble de la discographie de Marie Audigier mais s’il ne fallait garder qu’un seul de ses morceaux je retiendrais ce « Voyage » à la forme close, parfaite, que je me suis passé en boucle dès la première écoute – je pense que ce craving vient de la brièveté de la chanson, on a envie qu’elle reparte tout de suite et c’est une joie de pouvoir la faire redémarrer. Musicalement, c’est du soft-rock californien avec un soupçon de sophistipop anglaise, on se retrouve donc entre Steely Dan, Fleetwood Mac, Robert Palmer et Prefab Sprout et je crois qu’on peut dire qu’on est plutôt pas mal. Ça doit s’écouter sans problème en bagnole même si le « Voyage » de la chanson se fait non pas en voiture, mais en train.

CATHY CLARET – « Pomme de pin » (Les Disques du Crépuscule, 1991)

Artiste franco-espagnole ayant vécu aux États-Unis dans son enfance, Cathy Claret a commencé à chanter aux côtés de Pascal Comelade et Pierre Bastien au sein du Bel Canto Orchestra, ce qui peut surprendre quand on compare les travaux minimalistes, expérimentaux et enfantins du groupe aux albums pop beaucoup plus manufacturés – rien de péjoratif ici dans le terme – qu’elle sortira ensuite en solo. La non-voix de Claret semble assez assumée, elle construit son univers autour de ce chuchotement. Le refrain de « Pomme de pin » parle d’une chose dont on ne parle pas beaucoup : l’impossibilité d’avoir une émotion malgré le potentiel « émouvant » d’une situation – en l’occurrence ici, c’est l’odeur de la pomme de pin qui devrait faire pleurer, mais on ne pleure pas.

L’influence espagnole et plus largement hispanique – voire proche des rives brésiliennes puis lounge sécurisées par Everything But the Girl en son temps – est palpable dans la plupart des enregistrements de Claret : elle accueille bien le délicat coton sonore qui sort de sa bouche. Ça fait penser à Pascale Borel, chanteuse de Mikado, un duo electropop dont on ne parle pas assez et qui comme Cathy avait rencontré le succès au Japon durant les quelques années que durèrent sa carrière. Cette façon de chanter à voix très basse étant d’ailleurs partagée par certaines vocalistes nippones, je me pose une question : qui imite qui ? Est-ce une pure copie francophile héritée des Bardot, Birkin, Gall ou Hardy, ou est-ce que Claret et Borel ont-elles à leur tour imité le chant murmuré des Japonaises ? Quelqu’un sait ? Olivier ?

ZAHIA – « Notre amour sent l’ail » (Trema, 1985)

Un son tout-synthé caractéristique du milieu 80, qu’au-delà du top 50 on entendait aussi dans des pubs ou des jingles, et qui pour tout vous dire ne me plaisait pas du tout quand j’étais petit devant Dechavanne et qui aujourd’hui me fait presque encore un peu peur : il agresse, met la mauvaise ambiance, c’est un sale type, ce son. Un peu moins limitée vocalement que les quatre interprètes précédentes mais néanmoins scolaire dans son débit, la narquoise Zahia n’adoucit pas trop les choses, mais au moins ce qu’elle chante nous fait rigoler. Les textes et la musique sont signés par Gotainer, son petit ami de l’époque, mais à travers la voix et la personnalité de la jeune femme le style loufoque du pubard dérive vers autre chose. Ce qui sonne au départ comme un exercice déconneur et de son temps – une nana des années 80 explique à son mec, en termes argotiques et/ou branchés, pourquoi elle le plaque et surtout pourquoi c’est un pauvre type – se transforme au fil des écoutes en une histoire glauque et poignante d’amour qui s’est dissipé, qui n’est plus rien, juste remplacé par un mélange complexe de dégoût, d’amertume, de regret. Ça se passe surtout au refrain, mélodiquement et textuellement moins léger que le couplet : « Toi qui m’avait donné des ailes / Péquenaud trouduc banane poubelle / Blaireau lajoie cageot taudis / T’as fait le plus beau des gâchis, chéri ». Zahia n’est pas une « frivole de nuit » à la Laurie Destal : même si elle fait genre d’être passée à autre chose, elle ne serait pas si ordurière si elle n’avait pas été si amoureuse du « blaireau » en question. Vraiment tragique et dégueulasse, cette chanson.

PS : quelques années plus tard, Zahia a sorti sans Gotainer mais toujours épaulée par Celmar Engel un single où elle évoque une relation avec une sorte d’esthète peu porté sur le sexe, avec en face B un étrange méta-morceau sur son statut de chanteuse accompagnée de machines (opérées ici par Celmar et Pierre-Alain Dahan, autre requin de studio) où elle utilise des termes comme « sample, « AMS » ou « trackdown ».

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