Les cassettes de Matrix Metals accompagnent des cours d’aérobic sur aires d’autoroute

Matrix Metals Flamingo Breeze
Not Not Fun / Olde English Spelling Bee, 2009
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Musique Journal -   Les cassettes de Matrix Metals accompagnent des cours d’aérobic sur aires d’autoroute
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De la musique dégradée bien qu’entraînante, dont les contours n’apparaissent jamais assez nettement pour « fixer » dans la mémoire mais qui par sa nature même établit pourtant un dialogue avec celle-ci en tentant d’en imiter le fonctionnement : c’est à ça que ressemblait Flamingo Breeze, le disque de Matrix Metals, quand il est sorti il y a dix ans, et c’est d’ailleurs toujours à ça qu’il ressemble aujourd’hui. La seule différence, c’est que son créateur Sam Mehran s’est donné la mort l’été dernier et que le style “hypnagogique”, ou « hypnago-pop » auquel cet album a pu être affilié à l’époque a entre-temps été plus ou moins supplanté par la vaporwave. C’est forcément curieux de placer ces deux termes dans un contexte de compétition ou même d’évaluer leur degré de fraîcheur lorsqu’on sait qu’ils ont l’un comme l’autre eu la particularité d’habiter des zones grises situées entre passé, présent, futur, et surtout entre les différentes notions du présent et du futur que l’on a pu élaborer à différents moments de notre passé.

Ça n’empêche qu’en le découvrant il y a dix ans Flamingo Breeze m’avait paru nouveau, ou en tout cas que son approche de la musique était neuve, qu’elle proposait quelque chose qu’on ne connaissait pas jusqu’alors, tout en se doutant qu’elle attendait quelque part que l’on vienne l’activer. Sam Mehran reconstituait la muzak des années 80 en la passant au filtre du son lo-fi des cassettes audio mais aussi vidéo – la pochette du disque est d’ailleurs un sample visuel d’une jaquette de VHS –, comme le faisait déjà aussi James Ferraro à la fin des années 2000, notamment dans son projet Lamborghini Crystal, avant de tuer le game hypnago avec Condo Pets et Far Side Virtual en 2011 et de lancer la vaporwave bien malgré lui. Ça semble bête à dire, mais pour moi et j’imagine pour d’autres auditeurs c’était comme un miracle de voir un artiste choisir de s’intéresser à cette esthétique sonore venue de la télé, des pubs, de la sphère commerciale de masse, à ces compositions qui n’avaient pas été faites pour être considérées en tant que telles. À mon échelle, je voyais un truc que je croyais être le seul à juger intriguant se retrouver au centre d’une œuvre produite par un autre, et à un autre endroit.

Bien sûr le “corpus” de Matrix Metals puisait dans des sources très américaines, en l’occurrence le concept du disque annonce même une référence très précise, bien que développée dans un cadre assez flou : la musique pour cours d’aérobic et salons de bronzage. Pourtant ça m’évoquait certains souvenirs, ou disons certains fantasmes qu’on dessine sans s’en rendre compte de nos souvenirs audio, souvent liés à des images et des graphismes, à des jingles, des indicatifs, à des petits films de démonstration qu’on voit dans des salles de sport ou des agences de voyages – l’hypnago en version française n’a d’ailleurs jamais été expérimentée, est-il déjà trop tard pour tenter le coup, peut-être pas, il faudrait que quelqu’un se porte volontaire pour aller exhumer les archives des émissions socioculturelles de FR3 genre “Sagacités”, ou digguer les bacs de classe 5 (“musiques fonctionnelles et d’ambiance”) de nos médiathèques municipales.

Sam Mehran a-t-il samplé de la vraie muzak de fitness pour fabriquer Flamingo Breeze, je n’en sais rien. En tout cas certains morceaux de l’album sonnent pas mal comme les chansons pop à la Ariel Pink qu’il composait sous un de ses autres alias, Outer Limits Recordings. Matière première ou simple inspiration, sa source “fonctionnelle” résonne en tout cas à chaque instant, dans ses reflets autrefois éblouissants, dans ses boucles mal montées, à la façon des musiques d’attente que l’on entend lorsqu’on cherche à joindre un service quelconque. La magie opère parfois et en filigrane de ces mélodies et arrangements de circonstance, on aperçoit quelque chose, un mirage probablement, une apparition palpable, la traître émotion que génère le désir marchand, la substance glamour dont le commerce enduit ses productions.

Sam Merhan emprunte donc sans trop se poser de questions à cette bande-son de l’utopie capitaliste tardive, à ce répertoire du lifestyle californien eighties, sûrement parce qu’il sait que les exposer ainsi revient à en révéler presque aussitôt l’imposture. Mais l’ambivalence et la subtilité de sa démarche, c’est aussi d’en préserver le pouvoir de séduction car le résultat obtenu ne tient jamais de la parodie ou de la satire : il s’agit juste d’une recontextualisation, d’une redécoration. L’effet provoqué par Flamingo Breeze nous fait donc rouler sur une voie à double sens, entre le charme et le dégoût. D’un côté, la faculté hypnotique des morceaux sait emporter l’auditeur vers des régions psychédéliques insoupçonnées, générer en lui des sortes d’hallucinations d’aires d’autoroutes ou de musées départementaux. Mais de l’autre, l’album donne aussi la possibilité de désactiver l’envoûtement, et de ne plus être autre chose qu’un objet irritant, dont on finit par haïr le caractère factice, fétiche, sans consistance ni bienveillance. On termine un peu comme ces gens dont parle Oliver Sacks dans Musicophilia, qui ne peuvent plus entendre dans la musique qu’une douloureuse suite de notes, de bruits, de grincements, sans jamais réussir à dépasser la matérialité du phénomène. Sauf que dans notre cas, on a au moins pu se débarrasser d’une illusion – qui ne sera certes pas la dernière à dissiper, mais c’est déjà un début.

Presque tout ce qu’a sorti en solo Sam Mehran de son vivant – après avoir joué aux côtés de Dev Hynes dans les Test Icicles entre 2004 et 2006, alors qu’il n’avait pas vingt ans – est empreint de cette vision indistincte, de ce daze dont parlait Dennis Cooper à propos du jeune Keanu Reeves. C’est la voix d’une âme qui refuse ou n’arrive simplement pas à “faire le point” sur le monde qui l’entoure, qui n’adhère jamais vraiment au langage, aux relations, aux objets. On entend cette voix chez Matrix Metals, également dans son travail avec L.A. Vampires mais aussi chez Wingdings ou chez 90210, sa collaboration avec Ferraro. On la devine aussi dans les chansons glam-pop et dans les clips d’Outer Limits Recordings, comme une espèce d’enthousiasme simulé qui hurle à la mort. Bloqué dans l’interzone du réel, entre le néant et la projection, Sam Mehran a fini par abandonner la lutte, mais à travers ses disques il a laissé ce qu’il savait déjà probablement être les traces posthumes de celle-ci.  

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