Luc Marianni et Jacques Jeangérard ont enregistré en 1975 l’album expérimental le plus accueillant de l’histoire

Luc Marianni et Jacques Jeangérard Numéralogique
DDD, 1975/2014
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Il est important de considérer la saisonnalité de nos comportements d’écoute et à ce titre Numéralogique est clairement un disque d’automne et surtout d’hiver : il épouse le feu de cheminée comme pas deux et mime à la perfection les rigueurs climatiques du milieu tempéré. Il est donc un peu tard pour en parler, maintenant que le printemps est plus ou moins arrivé, mais ça ne vous servira pas non plus à rien d’y jeter une oreille par temps plus clément. Finalisé et sorti en 2014, l’album avait initialement été conçu en 1975-76, lors de plusieurs séances d’improvisations, par deux dévots français du psychédélisme allemand. Les quatre longues plages qui le composent témoignent en effet de l’influence de Faust, Ashra (Tempel) ou Popol Vuh, mais elles ont pourtant quelque chose de plus, quelque chose de très français, je serais tenté de dire. Ça doit relever de l’usage raisonné des machines, de la façon de les associer aux instruments acoustiques sans toujours chercher le contraste, de ne pas trop les pousser vers un registre futuriste ou mécaniste, d’éviter le langage de la domination industrielle, de les laisser en somme s’exprimer – je suis conscient de recourir ici à d’énormes stéréotypes sur la froideur germanique contre la chaleur hexagonale, mais de fait dans leur approche Jacques Jeangérard et Luc Marianni semblent être des musiciens plus doux et moins âpres que, je les cite au hasard, Conrad Schniztler ou les mecs de Faust.

De toute façon c’est une remarque très globale que je permets d’avoir ici, puisque Numéralogique traverse mille nuances et ne marque jamais de véritable opposition entre ces deux pôles : il est surtout aussi agréable que captivant à écouter, et donne l’impression, au-delà de la musique, de fabriquer des petits objets avec les sons, tout en multipliant les couches et les angles. Musique concrète voire acousmatique, planance méditationnelle, bribes de folk, il y a à boire et à manger, c’est un festin, mais un festin tout calme. L’humeur, comme dans d’autres disques de Marianni, oscille entre une certaine pompe qui se sait défaillante, la légèreté un peu blagueuse, l’intimisme au sens domestique et intérieur du terme et la tendresse la plus enveloppante. Certes c’est un album “expérimental” au sens où il n’est jamais très linéaire, qu’il enchaîne les ruptures de ton et varie beaucoup ses couleurs, du lo-fi au majestueux, mais il parvient pourtant à s’écouter d’une traite, sans heurts, comme on écouterait un vieux disque familier, qui ne vous veut aucun mal. Il aime son répertoire électronique et acoustique comme il semble aimer les auditeurs auxquels il s’adresse : il n’envahit jamais l’espace mais n’en rajoute pas non plus dans la bienveillance. Il ménage en lui des pauses et des cavités, laisse l’air circuler. D’où, peut-être, ce son synthétique amical, ludique sans être potache, qui comme je le disais plus haut évoque davantage la soirée au coin du feu que la plongée dans les ténèbres post-humaines que pratiquaient à la même époque un certain nombre de musiciens électroniques – allemands, français, anglais, peu importe. Un morceau s’appelle d’ailleurs “Si on faisait un bon feu”, mais je vous jure que je m’en suis aperçu après m’être fait cette remarque.

Numéralogique m’a personnellement réconcilié avec le discontinu en musique : son instabilité ne me perturbe pas, son régime émotionnel assez précaire ne m’agresse pas non plus. Ce n’est pas pour autant un disque de relaxation, puisqu’il fait mijoter du début à la fin une préparation pleine de sous-entendus, d’ombres plus ou moins épaisses. C’est le travail de deux garçons plutôt jeunes à l’époque mais qui paraissaient déjà avoir saisi un peu de la complexité de leur météo psychique. Luc Marianni est d’ailleurs par la suite devenu psychologue et astrologue. Si Jeangérard n’a sorti dans sa carrière qu’un seul autre disque que Numéralogique, Marianni a en revanche publié une dizaine d’albums, en solo ou en collaboration, la majorité dans les années 80. Ça ne fait pas de lui un artiste célèbre, loin de là, et jusqu’à ce que l’affable Xavier Erhetsmann du label DDD (et depuis du magasin Dizonord dans le 18e arrondissement de Paris) ne découvre son travail il ya quelques années en écumant les brocantes et autres conventions, il restait même totalement inconnu en dehors de minuscules cercles de fans de prog français. Ses disques étaient édités sur deux labels qu’il avait montés lui-même, Delphes et Upon Tyne, et en dépit du fait qu’il écrivait en parallèle dans la presse spécialisée, il n’a visiblement pas voulu profiter de cette position favorable pour faire le buzz autour de ses productions – j’en connais beaucoup qui dans la même situation n’ont pas eu les mêmes scrupules que lui, alors même qu’ils faisaient de la musique cent fois moins bien, mais Dieu reconnaîtra les siens, comme disait DJ Cam.

Vous pouvez enchaîner, si Numéralogie vous plaît, sur Voyage vers l’harmonie, son disque le plus mélodique, qui contient deux tubes en puissance au début de chaque face, deux classiques instantanés qui évoquent vaguement la possibilité d’une version française (et antérieure) de Boards of Canada. On y retrouve aussi le goût de Marianni pour les montages d’enregistrements parlés, en l’occurrence de discours de la campagne présidentielle de 1981. Je vous conseillerai bien d’écouter aussi Six Synthetic Suites ou Video Screens Control, mais en fait je crois que c’est mieux de vous dire d’aller piocher par vous-mêmes dans sa discographie, et de vous diriger vers ce qui vous intéressera – le spectre va de l’ambient new-age semi-déconneur à une espèce de minimal synth de guéridon, en passant même par un opéra prog-rock dont l’action se déroule sur une plateforme pétrolière – et d’apprendre à votre tour à aimer ce compositeur dont il ne sert à rien de regretter le non-succès de jadis et que l’on doit plutôt célébrer, puisque sa musique n’a aujourd’hui rien perdu de sa beauté.

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