Il me semble que c’est Vincent Marguery, aka Detect, qui avait été la première personne autour de moi à faire remarquer que les Inconnus étaient de très bons songwriters et qu’ils soignaient beaucoup la prod de leurs tubes. Vincent, Dieu que tu avais raison, et en effet j’ai depuis pu me rendre compte que Didier Bourdon, notamment, cultivait un goût sincère pour le chant et les mélodies, au point où il pouvait limite passer pour un auteur-compositeur frustré. Du coup, il est devenu un faiseur de génie en étendant son talent d’imitateur à la pop et en signant des chansons qui comptent encore aujourd’hui parmi les plus gros hits du patrimoine français. Je pense en particulier à « Rap-tout », qui dès ses premières mesures révèle derrière son discours plus ou moins Poujade sur les impôts un vrai sens du flow passe-passe et du refrain catchy (je n’irais pas jusqu’à parler de top line, mais je pourrais), sur des arrangements plus ou moins Enigma-tiques. Il y aussi la ligne de chant du titre « Poésie » des hardos toulousains de Dousseur de Vivre, que je trouve franchement mémorable, ainsi que ce refrain (plus variété que hard rock, d’ailleurs) qui donne une couleur pop assez belle et qu’on attend pas du tout. Et puis on ne peut pas ne pas parler de « Vice et Versa » de Tranxene 200, dont les paroles incroyables m’ont longtemps fait zapper la qualité de la composition et de la prod, qui auraient à l’époque pu passer presque sans problème pour du Daho, du Murat ou du Jipé Nataf.
Mais c’est donc une chanson beaucoup moins connue des Inconnus que je vous propose ce matin, une chanson dont je n’arrive d’ailleurs pas à identifier la source : vient-elle du dernier volet de leur émission La Télé des Inconnusdiffusé début 93, ou était-elle alors restée dans les placards parce qu’elle parlait trop ouvertement de drogue ? Je ne sais pas trop. En tout cas le sketch en question parodie « Lunettes noires pour nuits blanches », et d’ailleurs ce n’était pas la première fois que le trio s’attaquait à ce tocard de Thierry Ardisson : Bourdon le joue extrêmement bien, il y a une réplique hyper drôle au sujet d’un sachet de « sucre » qu’il passe à Françoise Sagan et que je vous laisse découvrir. Face à lui, Légitimus joue un certain Fabien, rocker alternatif au look mi-Prince mi-Helno des Négresses Vertes, et signé chez les Filles Charcutières, un « label indépendant ». Il mentionne d’autres noms de groupes au passage, tels que « Foutre et sexe » et surtout un autre qui aurait pu être un tag de J’irai cracher du nuoc-mam : « Crime et camion ». À la fin de l’interview, ce n’est pas Fabien qui chante, mais un autre invité, un certain Bidon Idol (je suis pas sûr de bien entendre mais ça m’a l’air d’être ça). Il s’agit d’une version de « Gentil Coquelicot » avec des allusions au shit, à la cocaïne et à l’héroïne, mais sur le plan musical ça ressemble beaucoup plus à un titre de You’re Under Arrest de Gainsbourg (on pense fort à la reprise de « Mon légionnaire », mais ça pourrait aussi bien être une autre plage de l’album) qu’à n’importe quelle chanson de la Mano Negra ou des Garçons Bouchers (que les Inconnus avaient déjà parodiés, on s’en souvient, dans « C’est toi que je t’aime », autre chanson fort bien écrite de leur répertoire). Ça ne dure qu’une minute, c’est le même format que les singles-vignettes sélectionnés dans leur Top 50 (avec les Bidondhuile qui se moquent de Forbans ou la reprise de Lagaf par The Cure) et c’est super réussi, les changements d’accords et le son de la guitare (jouée avec une seringue à la place d’un mediator) sont très beaux, la voix de Campan copie à la perfection celle de Gainsbarre et les textes adaptés au contexte « on se déglingue à Paname » montrent bien comment la question de la drogue était perçue dans l’opinion publique au début des années 90, même si les Inconnus ont toujours été plus ou moins populos-réacs dans leurs parti-pris comiques, comparés aux Nuls par exemple (dont l’humour a cependant moins bien vieilli, je trouve).
Si ce morceau n’est donc clairement pas un tube des Inconnus, le trio a pourtant signé plus de hits que la plupart des artistes français. J’ai envie de dire que ce n’est que justice, dans un pays où beaucoup de « vrais » musiciens ont souvent oscillé entre le sérieux et la parodie, l’inspiration premier degré et le comique qui désactive toute gravité, toute expression. Les Inconnus faisaient le chemin inverse : ils commençaient en rigolant mais finissaient par créer des morceaux dont toute la France se rappelait dès le lendemain de la diffusion télé, même une fois qu’elle avait fini de s’esclaffer – des vrais vers d’oreille. Soit des œuvres à prendre un minimum au sérieux, finalement, et qui prouvent que même quand on veut se gausser, la musique fabriquée avec un minimum d’amour réussit toujours à imposer une certaine émotion, un lyrisme clandestin qu’aucun esprit « décalé » ne pourra jamais tout à fait dissoudre.
PS : et de toute façon l’embrouille entre les deux Tranxene 200 (au sujet du VST qu’on peut pas brancher à 120 watts sur le display rack) montre bien que derrière la moquerie un peu beauf des geeks des synthés, les Inconnus devaient quand même les trouver assez intéressants dans leur rapport à la musique pour juger bon de les croquer.
3 commentaires
Earworm, j’avais jamais pensé à traduire… Très drôle, très juste et donc un peu triste.
carrément y’a when doves cry dans le fond
Le sketch a été diffusé dans le deuxième télé des Inconnus, mais pas rediffusé par la suite, d’où sa confidentialité.
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_T%C3%A9l%C3%A9_des_Inconnus