En juin dernier, je vous avais parlé de Claude Le Roux, mystérieuse Bretonne qui s’était finalement manifesté via une amie à elle sur Instagram. C’est à son album de chanson seventies, à la fois poignant et post-moderne, que m’a fait penser ce disque de la chanteuse suisse Catherine Derain. Celle-ci n’a elle non plus pas laissé beaucoup de traces puisqu’on ne trouve qu’une biographie sommaire sur le blog Musicali, où l’on apprend essentiellement qu’elle a collaboré avec le contrebassiste et arrangeur François Rabbath (que citait Fanny Quément dans son article sur les disques de poésie pour le numéro 9 d’Audimat) ainsi qu’avec Mouloudji. Dix ans avant cet album, elle avait fait partie des espoirs du label BAM (« La boîte à musique ») et sorti plusieurs 45 tours ainsi qu’un album de folk hippie, tous déjà très réussis.
Sur Être une femme en son temps, Catherine Derain n’a pas changé de voix ni de style d’interprétation, elle a toujours ce grain riche et cette articulation théâtrale, qui pourra crisper celles et ceux d’entre vous qui ont dû, un jour de leur vie, aller voir se produire « sur les planches » des amis à eux ou des membres de leur famille. Mais passé ce moment cringeworthy, on parvient à dépasser ce blocage un peu puéril pour découvrir une belle suite de douze titres où Catherine chante la précarité du bonheur, la dualité esprit/chair, la crise de la trentaine et son désarroi face à une société cynique et violente, peu ouverte aux changements. Ayant fait ses classes dans des caveaux comme Chez Georges à Saint-Germain-des-Près, Derain est devenue une virtuose en termes de placements et de changements de tons, et sur ce disque enregistré pas mal d’années après cette période de formation, cette dextérité en vient à être extrêmement émouvante, puisqu’on la sent à la fois fière d’avoir gardé ce niveau, mais aussi un peu lasse de savoir faire tout ça, presque « pour rien ».
C’est peut-être pour se guérir de cette lassitude qu’elle a opté, avec le directeur musical (et directeur du label Mauley) Thierry Fervant, pour des arrangements qui donnent souvent dans le psychédélisme en descente qui caractérisait le milieu des années 70. Ce n’est jamais trop visible, trop marqué, mais dès le premier titre, « Je tangue », une nappe de synthé analogique se glisse dès le deuxième couplet, suivi d’une batterie hypnotique, et est-ce un theremin qu’on entend s’enlacer à tout ça ? Sur « Sois beau et tais-toi », c’est une contrebasse jouée avec un archet – je crois – et qui donne une couleur un peu 80, comme une fretless, mais en version boisée, qui peut donner l’impression d’être coincé dans une vieille armoire normande. Sur l’entêtant « Je ne veux plus aller aux champs », ce sont des notes lointaines de piano et une guitare très Pink Floyd/Can, elle déjà un peu datée, mais qui se trouve très bien tomber. On a aussi des plages un peu moins fébriles, comme « Quotidien » et ses couleurs bossa-nova, ou la folk jazzy, estivale mais presque frappée d’insolation, de « En plein cœur du mois d’août », où Derain excelle à manier la dissonance, l’enjambement et toutes ces techniques d’écriture qui feront vingt ans plus tard les riches heures d’un rappeur comme Hifi. Les deux derniers morceaux sont les plus expérimentaux et ce sont eux qu’on trouve postés sur YouTube avec des libellés curatés du type « Swiss French female chanson-acid folk electro 70’s », car effectivement ce sont les plus « digger-friendly ». Les paroles de « Le temps s’en va » prennent une dimension tragique avec le synthé fataliste qui oscille derrière. Et puis sur « Les Crocodiles », c’est le free jazz de cabaret qui s’invite, pour une sorte de revenge song adressée aux types qui se cassent avec des jeunettes, et que Catherine surjoue avec délice. « Tu changes de voiture et de fille / Avec ta morgue de joyeux drille / Mais t’as beau jouer aux fins stratèges / Tu tournes sans cesse dans ton manège ».
Entre poésie et chanson, c’est en tout cas un disque qui vaut carrément le détour et qui, j’ai l’impression, est assez facile à trouver d’occasion. Si j’en crois Discogs, il n’a pas été réédité, mais pourtant on peut l’écouter sur les plateformes où il est daté de 2013. J’aimerais bien comprendre et éventuellement regarder les notes de pochette mais hélas, les product designers de Spotify ou Deezer ne jugent visiblement pas nécessaire d’y donner accès, puisqu’ils doivent se dire que ça n’intéresse personne à part trois paumés qui vivent dans des mansardes, avec leurs disques et leurs regrets.