Peut-on préférer les productions Be Music aux disques de New Order ?

VARIOUS Cool As Ice : The Be Music Productions
LTM, 2003
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Musique Journal -   Peut-on préférer les productions Be Music aux disques de New Order ?
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Je n’ai ni honte ni fierté à l’affirmer, mais je n’ai jamais énormément écouté New Order. J’ai souvent testé, j’ai toujours trouvé ça au minimum bien, au mieux complètement incroyable, mais pour des raisons plus ou moins claires je ne me suis jamais plongé dedans comme j’ai pu le faire avec d’autres groupes immanquables des années 80. Leur discographie et leur concept ont pourtant tout pour me plaire, ce mélange de pop et de dance, ce souci constant d’accessibilité mêlé à une curiosité technologique de tous les instants, cet alliage précaire d’extase physique et d’isolement mélancolique : a priori, je devrais être fan. Mais je ne sais pas, je ne suis sûrement pas tombé dessus au(x) bon(s) moment(s), voire peut-être que je me suis dit que c’était littéralement trop parfait, trop riche, trop visionnaire et que je n’avais ni l’énergie ni le temps pour démarrer une histoire avec eux. Il y a sûrement, en plus, leur espèce de fierté fragile qui m’a toujours un tout petit peu gêné au fond de moi-même. C’est moi le problème, pas eux – it’s not you, it’s me – et ce sont vous qui avez raison, David Blot, Christophe Basterra et les mille autres fans absolus que j’ai dû croiser dans ma vie : New Order est sans aucun doute le groupe pop le plus important de tous les temps, en termes d’influence et d’invention, aux côtés des Beatles et de Daft Punk. Mais « à titre perso », eh bien voilà, je ne les écoute pas vraiment, à part « Regret », pour des raisons nostalgiques, et puis « Perfect Kiss » qui m’emporte à chaque fois sans discuter.

Alors quand j’ai découvert que « l’incontournable quatuor mancunien » avait en 1983-1984 signé des tas de productions et de coproductions pour d’autres artistes – presque tous du nord de l’Angleterre – sous l’alias Be Music, je me suis dit que ce serait pas mal de voir à quoi ça ressemblait, et là, je vous le donne en mille : j’ai adoré. Cette anthologie en rassemble une partie seulement – il en existe une autre, vraisemblablement exhaustive car étalée sur trois CD, qui est aussi sortie chez LTM, mais quinze ans plus tard –, concentrée sur des sonorités dance, club, funky, appelez ça comme vous voulez mais en résumé ce sont des morceaux pour les pistes de danse, fabriqués avec les mêmes machines que celles dont se servait le groupe sur leurs propres disques, mais dénués de cette vibration un peu frêle qui peut me crisper chez les anciens collègues de Ian Curtis. Ce sont au contraire des titres portés vers la victoire du corps et l’euphorie du cœur, comme effervescents de joie et de légèreté. Ils font crépiter un futur éblouissant, voire aveuglant, mais restent en général plein d’humanité, plein de cette humanité particulière que peuvent avoir les Anglais qui aiment autant la 808 que la lager – ah ça ils savent vivre ! On sent que tous ces gens s’amusent, qu’ils découvrent des machines entre amis, sans trop se prendre pour des artistes. Et ça devait vraiment être pas mal de passer son temps entre le pub, le club, le studio et l’appart du dealer de speed.

Bon, je ne vais pas détailler tout le tracklisting et je me contenterai donc de dire que des quatre membres de New Order, c’est le plus souvent Barney qui est à la manœuvre, même si, sur la triple anthologie de 2017, il est en général co-crédité aux côtés de Be Music. Peter Hook est aux commandes sur « Fate/Life » de Nyam Nyam (où il enchevêtre le son inimitable de sa basse à une basse synthétique qui reprend texto celle de « I Feel Love »), et Steve Morris produit mon morceau préféré de la compilation, « Can’t Afford To Let You Go » de 52nd Street, qui est un vrai tube épique et surexcité à la new-yorkaise. On rappelle, pour les moins au courant d’entre nous, que vers 1981 les membres de New Order avaient vécu à NYC, fréquenté le Paradise Garage et autres clubs légendaires de l’époque, et donc rapporté avec eux tous ces sons qui les feraient passer du statut de groupe post-punk (enfin, plus précisément de groupe post-Joy Division) à celui de messie de la pop électronique d’avant-garde et de cheval de Troie de la dance music underground vers les charts mondiaux. Rien d’étonnant, donc, à ce que les morceaux de 52nd Street ou de Quando Quango, ou encore « Looking From A Hilltop » de Section 25 sonnent comme des versions britanniques de ce qu’on entendait alors à New York. Mais il y a aussi dans cette déclinaison anglaise un vrai goût, chez les chanteurs et chanteuses, pour la soul vintage – Marcel King et son démentiel « Reach For Love » – ou pour des zones limite cabaret/music-hall – l’adorable « Tell Me » de Life, « The Only Truth » de l’Écossais Paul Haig, ancien de Josef K, et la voix sur les deux titres de Quando Quango, projet mené par Mike Pickering, génie semi-oublié qui fondera ensuite T-Coy et M-People.

En liant sans trop se poser de questions coups de foudre du passé et visions du futur, Be Music a réussi, en deux ans de boulot qu’on imagine assez intense, à faire des hits dans les clubs américains et à poser patiemment les bases de qui allait exploser en Angleterre quelques années plus tard sous le nom de house. Mais ces morceaux ne sont pas de simples essais, ils n’ont rien de brouillons qui se feront supplanter par des choses mieux finies ensuite. Comme la plupart des formes proto ou early de genres ultérieurement plus définis, ils ont le charme de leur liberté, l’audace de leur confusion : ils ne savent pas encore ce qui se fait ou ne se fait pas, puisqu’ils sont les premiers à le faire.

Les notes de pochette de l’anthologie sont disponibles ici et nous apprennent des choses tantôt cruciales, tantôt marrantes sur le destin des différents collaborateurs de Be Music. Déjà, et j’aurais dû le dire dès le début, mais sur une bonne partie des tracks, Barney/Be Music est épaulé voire remplacé par Donald Johnson, alias DoJo, batteur de A Certain Ratio. Ce qui peut expliquer que le son de cette compilation ne se résume pas qu’à celui de New Order, appliqué à d’autres interprètes : il y a quelque chose de plus spacieux, presque dub, d’un peu moins synthétique, je ne sais pas comment dire. J’ai aussi appris que les disques produits par Be Music ne marchaient quasiment pas en Angleterre, « où les gens préféraient les Smiths », signale l’auteur des notes, visiblement encore un peu véner. À part ça, Carter Burwell, le mec de Thick Pigeon (le groupe le plus « arty », au sens snob et narquois, de cette anthologie, et comme par hasard ce ne sont pas des Anglais du Nord à la bonne franquette, mais des gros New-Yorkais imbuvables !) a ensuite fait carrière à Hollywood en composant pour le cinéma, notamment avec les frères Coen. Bien joué Carter, fais nous signe la prochaine fois que tu croises David Holmes au Whole Foods de South Pasadena. Et pour finir, on découvre aussi que Hillegonda Rietveld, la jeune Hollandaise qui faisait Quando Quando avec Pickering, est devenue chercheuse en cultural studies et qu’elle a écrit en 1998 un bouquin sur la house que je vais m’empresser de commander. D’ailleurs si quelqu’un ici l’a lu, je veux bien savoir ce qu’elle ou il en a pensé. Et je me dis par ailleurs que ce serait bien qu’on parle enfin de livres sur Musique Journal. Bref, allez, bon weekend et puis surtout n’oubliez de regarder Uncut Gems !

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