Impossible de savoir comment j’ai pu ignorer ce bijou du RnB contemporain

ERIKA DE CASIER Essentials
Independent Jeep, 2019
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Musique Journal -   Impossible de savoir comment j’ai pu ignorer ce bijou du RnB contemporain
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L’an dernier, j’avais adoré un track d’Erika de Casier posté par Tim Finney : une chanson RnB avec un breakbeat jungle, plus exactement « liquid funk ». Puis je m’étais laissé conquérir par « Do My Thing », son beat G-funk terrible et son clip pas du tout gangsta où la jeune Danoise, casquée, chante en chevauchant son vélo dans les rues de sa ville. Mais en testant ensuite Essentials, l’album où se trouvaient ces deux morceaux, j’avais été un peu déçu, je ne sais plus pourquoi, peut-être était-ce le mauvais moment pour accueillir cette légèreté si particulière, une légèreté qui n’en est pas tout à fait puisqu’elle n’est que formelle, pas émotionnelle. J’ai donc finalement réécouté le disque il y a quelques jours en marchant dans la rue avec mon masque, mes lunettes de soleil, mon short, libre d’esprit et sans projet autre qu’aller chez Bio C Bon, et là, l’illumination est arrivée.

J’ai l’impression d’avoir trop de choses à mentionner pour décrire la beauté, la richesse, l’intelligence de cet album, qui a de toute façon déjà été encensé par les médias anglo-saxons consacrés (GorillaVsBear l’ont même classé dans leur top des années 2010 et je ne suis pas loin d’être d’accord). Disons juste que Erika et ses coproducteurs (DJ Sports, El Trick, Global Kirk, Carl Barsk, qui font tous par ailleurs de la house « leftield » dans leur belle ville d’Arthus) réussissent à exceller dans le fidélisme RnB 90s (plutôt celui de Rodney Jerkins et de The Velvet Rope que celui de Timbaland et des Neptunes), en usant de sons typiques : cordes synthétiques parfois en pizzicato, snares tranchants mais boisés, merveilleuse gestion des ponts, et puis le son de la voix d’Erika, qui sans être au-dessus du reste occupe un espace à elle, comme pouvaient déjà le faire Aaliyah ou Brandy. Mais pourtant, le projet n’est pas si rétromaniaque que ça, voire carrément pas du tout. C’est presque comme si le futurisme de ces productions fin 90s avaient aujourd’hui profité de deux décennies de « garde » et qu’il arrivait aujourd’hui à s’épanouir dans un présent totalement disposé à l’accueillir et sonnait comme la musique la plus cohérente et la plus nécessaire qui puisse nous être donnée à écouter.

Un présent où le contexte culturel et économique fait qu’on peut produire du R&B ambitieux sans passer par des gros studios, et où Erika de Casier peut s’exprimer comme elle veut dans ses textes, sans être forcée de correspondre à un archétype précis de jeune femme comme ça pouvait être le cas chez, par exemple, Destiny’s Child ou TLC (je caricature un peu, je sais). Ce que je veux dire, c’est que la Danoise parle souvent de désir et de cul et de volupté, mais ne surjoue jamais la figure de la meuf « qui n’a pas froid aux yeux », et n’a pas non plus besoin de faire contraster son propos avec des chansons plus romantiques ou plus moralisatrices. Tout ça passe avec fluidité et réalisme dans l’ensemble de l’édifice, construit avec un soin et une luminosité rares, qui je pense correspond aux conditions probablement « bonne franquette » de production du disque, lequel n’a pas dû faire l’objet de writing camps et de sessions d’écoute impitoyables. Ça donne un bel équilibre, comme on dit, dénué de l’excès de bruit et d’information dont peuvent souffrir la plupart des blockbusters RnB, genre le Ciara sorti l’an dernier, ou même dans un style un peu plus « indie », celui d’Ella Mai.

Il y a aussi le titre de l’album qui en dit un peu plus sur la nature du projet : Essentials, comme s’il s’agissait d’une sorte de best-of de tout ce que la jeune femme a aimé dans la RnB et dont elle veut aujourd’hui à son tour être une actrice, tout en restant une auditrice admirative. On dirait parfois qu’elle a voulu faire un album de tubes plus ou moins évidents, plus qu’une sorte d’autoportrait musical ou de démonstration de l’étendue de ses talents avec une structure et des choix un peu trop empruntés. Sa fausse timidité, sa lascivité fantomatique, ce jeu très délicat sur l’interprétation avec son coffre plutôt limité, sont selon moi moins des manières de « s’exprimer » elle-même que de retranscrire les sensations qu’elle a pu éprouver lorsqu’elle est tombée amoureuse – amoureuse de quelqu’un, ou amoureuse du RnB. Je crois qu’elle fait partie des artistes comme Sade ou Marc Almond, qui, sans être de froides créatures, sont plus doués pour jouer et rejouer l’amour (ou la peine ou la solitude), que pour les délivrer à l’état brut en les revivant presque en direct, comme le font, je sais pas, Mister You, Beyoncé, Jonathan Richman ou Diam’s. Et c’est peut-être pour ça que sa musique sonne si accessible à l’identification, même à des gens totalement différents d’elle, en l’occurrence moi (et « mon nombril », bien sûr).

Voilà, comme je disais j’aurai encore plein de détails à relever et de réflexions à développer autour de cet album hyper amical, aux effets vertueusement dosés, et je vais juste terminer en citant mes deux moments préférés : le pont de « Little Bit », vers 2.42, qui a ce pouvoir d’emmener le mood jusqu’ici plutôt mignon du titre vers le bord d’une falaise émotionnelle vertigineuse, comme quand on se rend compte qu’un amour jusqu’ici enivrant se révèle soudain dangereux, que l’on s’est senti tout émoustillé par quelqu’un mais que soudain on se rend compte que ce quelqu’un nous manque violemment et ne va pas peut-être pas réapparaître de sitôt, et qu’on ne peut plus penser à autre chose. Il y a aussi un morceau très Janet, « Photo of You », avec des clics d’appareil photo et d’autres FX très cool, et une production mouvante, limite tactile, vraiment magnifique, et cet instant avant le break où je n’arrive pas trop à savoir si de Casier est ingénue ou satirique quand elle dit à son mec de se laisser prendre en photo parce qu’elle le trouve trouve sexy et qu’elle pourra montrer le cliché à ses copines. Il y a un vrai trouble entre la sentimentalité et l’ironie chez la songwriteuse, on ne sait si elle joue avec l’exercice du morceau R&B, ou qu’elle en tire pragmatiquement bénéfice pour dire des choses qu’elle n’a pas envie de dire autrement.

Je vous laisse donc pour le weekend avec ce chef-d’œuvre moderne, aussi coulant à écouter (sans être écœurant) qu’ambigu à lire (sans être cynique). Et donc bravo Erika de Casier, je vous dis « tak ».

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