Conseillers de désorientation : Aksak Maboul sont (encore) de retour !

Aksak Maboul Figures
Crammed, 2020
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Musique Journal -   Conseillers de désorientation : Aksak Maboul sont (encore) de retour !
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Aksak Maboul ont beau avoir un trou de trente dans dans leur discographie, ça ne les empêche pas d’être le groupe francophone le plus visionnaire que je connaisse. Littéralement visionnaire, il faut le souligner, parce que leur musique a depuis le début l’air de se nourrir de visions, de mirages, de fantasmes du futur, d’horizons lumineux et hautement désirables, parce qu’on ne savait pas ce qu’ils promettaient. C’est l’imagination qui est au pouvoir dans la création Aksak : la formule est peut-être cliché mais chez eux c’est vraiment le cas, tout le temps et partout. Leurs deux premiers albums – qui ont longtemps été leurs deux seuls albums, respectivement sorti en 77 et 80 – m’ont marqué de façon très durable, même si je les ai assimilés tardivement, et en plusieurs phases. Ce sont des disques uniques, à la fois par les morceaux qui y figurent mais aussi par ce vers quoi ces morceaux orientent les auditeurs, en fonction des références qu’ils citent, qui vont de la musique répétitive à Zappa et Soft Machine en passant par les traditions balkaniques ou africaines. Ils orientent, mais très vite désorientent, si je puis dire, puisque les fans de Onze danses et d’Un peu de l’âme des bandits savent que chaque morceau ou presque marque une nouvelle direction et s’apparente en miniature à une possibilité de nouveau groupe avec un nouvel album en puissance. Le point commun à toutes les pistes (dans les deux sens du terme) de ces deux œuvres, c’est un amour débordant, presque indécent de la musique, de son principe même – le chant, l’improvisation, le rythme, l’infinie recherche de la beauté mais aussi la joyeuse simplicité d’un air qu’on répète – et de toutes ses formes, ses personnages, ses histoires. Marc Hollander et ses amis étaient animés par ce qui ressemble à une espèce de passion compulsive du jeu, du contact avec l’instrument, de la création collective. Dans la sphère francophone européenne, ils n’ont aucun véritable équivalent, même si bien sûr d’autres artistes français, belges ou suisses ont eux aussi mené des parcours extrêmement libres, emportés par le même goût obsessionnel des mélanges expérimentaux mais joueurs – je pense notamment à tout ce qui a découlé d’Etron Fou Leloublanc et des projets de Ferdinand Richard dont j’ai déjà un peu parlé ici, qu’on assimilait eux aussi au mouvement Rock In Opposition, même s’ils étaient un petit peu plus jazz et moins adeptes d’électronique.

Ex-Futur Album m’avait déjà beaucoup plu en 2014 : l’idée de reprendre un disque abandonné depuis trente ans était géniale et surtout très osée (est-ce que d’autres groupes ont déjà fait ça ?), car le résultat aurait tout à fait pu être raté. Sauf que non, la « repasse » effectuée par Hollander et sa femme Véronique Vincent était merveilleuse et le disque sonnait comme une sortie actuelle, ou plutôt on aurait dit que les deux musiciens s’étaient retrouvés propulsés du début des eighties à l’année 2014 en intégrant en accéléré, par neuro-transmission, tout ce que la musique avait connu de bien durant ces trois décennies – et hop, ils arrivaient tout frais sous nos yeux, tel un jeune groupe cool et inspiré. Une sorte de cryogénisation intelligente, de voyage temporel dont le sujet lui-même se verrait injecté en cours de route d’un très riche sérum d’expérience.

L’album était miraculeux, il faut le répéter, mais ses fondations, elles, remontaient bel et bien aux années 80, ce qui fait que Marc et Véronique s’étaient, entre guillemets, simplement « contentés » de le terminer. Mais du même coup, le couple s’imposait (consciemment ou pas) d’écrire à moyen terme des titres 100% nouveaux. Et six ans plus tard, voici donc leur quatrième album, co-réalisé par Faustine Hollander, la fille de Véronique et Marc, qui par ailleurs fait partie du nouveau line-up du groupe (où elle tient la basse, joue de la guitare et chante) aux côtés de Erik Heestermans à la batterie et de Lucien Fraipont aux guitares. On croise aussi plusieurs invités parmi lesquels Fred Frith (déjà présent sur Un peu de l’âme) et Steven Brown de Tuxedomoon, ainsi que des membres d’Aquaserge, qui pour rappel a sorti son dernier album sur Crammed. Ça donne un double album qui n’a pas peur de la prolifération et de la densité, mais qui s’écoute néanmoins avec beaucoup de facilité, donnant une impression de glissade, de sourire, de griserie. Un sentiment finalement assez typique d’Aksak, mais qui prend ici des nuances neuves, probablement parce que la voix de Véronique Vincent n’a jamais été aussi présente, sa diction et son interprétation imprégnant la quasi totalité des titres. J’ai perçu des échos de comédie musicale en écoutant Figures et visiblement je ne suis pas le seul, puisqu’un journaliste belge a demandé dans une interview à la chanteuse si elle aimait Les demoiselles de Rochefort, ce à quoi elle a répondu que c’était un de ses films favoris depuis son enfance !

Au-delà de la joie si profonde qu’il procure (profonde car charriant le limon du temps qui passe, ondoyante de mélancolie et du bonheur de revoir par instants scintiller les étoiles lointaines de la jeunesse), Figures éblouit par l’aisance totalement intacte qu’il montre à passer d’un registre à l’autre. Que Marc Hollander ait eu ce talent à l’époque des premiers Aksak, quand il avait 25 ou 30 ans, c’était déjà pas mal, mais là on parle d’un mec qui a dépassé les 70 ans et qui n’avait plus fait de musique en son nom depuis 1983 ! Mais qui a donc a gardé sa curiosité virtuose pour réussir sans mal à intégrer les nouveaux styles qui l’intéressent. Le paisible Belge n’a pas du tout le complexe du vieux génie largué qui décide soudain de s’intéresser à « ce que font les petits jeunes » et qui fait ça n’importe commen,t sans que personne n’ose lui dire qu’il fait pitié. Bon, après, ne feignons pas non plus la surprise, on se doute bien qu’Hollander se tient au courant de ce qui se passe dans la musique actuelle puisqu’il n’a jamais cessé de s’occuper de Crammed et donc d’écouter « ce que font les petits jeunes » – et plus précisément chaque génération de petits jeunes depuis les années 80. Mais ça fait quand même hyper plaisir d’entendre des références subtiles à la house, au continuum anglo-jamaïcain, voire à la trap, et de distinguer ailleurs des reflets très nets de groupes comme Stereolab. C’est surtout très beau de voir que Aksak Maboul peut s’inspirer aujourd’hui des artistes qu’ils ont eux-mêmes inspirés (ou qu’ils ont exposés en les éditant chez Crammed) : l’échange est vertueux et bouscule les certitudes de ceux qui pensent que les dernières générations de musicien.n.e.s n’inventent plus rien ou du moins n’ont rien à transmettre.

Pour finir, on notera qu’outre la fraîcheur des influences, Marc et Véronique semblent aussi avoir pensé à composer un disque qui s’écoute comme un récit, ou du moins comme une fiction sonore et littéraire, et qui à mon sens occuper une place à part aujourd’hui, « à l’ère du streaming ». Car malgré la variété de ses directions, Figures s’écoute comme un tout, d’une traite, et ses passages parlés – notamment les interludes – nous encouragent à l’expérimenter comme un film audio. Je ne serais pas étonné que Véronique, vu son background dans le théâtre et la poésie, ait pu concevoir l’album comme un objet proche du podcast : un podcast certes plus arty que la moyenne, un podcast très ACR, okay, mais un podcast quand même. Cela me fait en tout cas espérer que des auditeurs pas forcément très mélomanes pourraient aujourd’hui découvrir Aksak Maboul grâce aux formidables textes écrits par la chanteuse. Et je pense de façon encore plus certaine que cette longue promenade aux multiples sentiers pourrait devenir un disque estival d’un genre peut-être moins facile que ceux qu’on a l’habitude d’aimer, mais qui me paraît enchanter mieux que tout le reste les temps atonaux qui nous guettent.

Un commentaire

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