Catherine, Fred, Marc et Robert

LES RITA MITSOUKO Marc et Robert
Virgin, 1988
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Musique Journal -   Catherine, Fred, Marc et Robert
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Marc & Robert est le troisième album des Rita Mitsouko, sorti en 1988 chez Virgin. Produit comme The No Comprendo par Tony Visconti, il ne contient pas autant de tubes mais s’est néanmoins écoulé à plus de 100 000 exemplaires. Le groupe de Catherine Ringer et Fred Chichin cartonnait si fort à l’époque qu’il pouvait visiblement un peu tout se permettre. Se permettre, par exemple, de sortir en premier single « Mandolino City », un slow synthétique entre la guinguette et la gondole, puissant mais baddant, avec la voix doublée à l’hélium de Ringer qui comme souvent chante des choses pas très claires (des choses ici écrites par Jean-Baptiste Mondino, figurez-vous). Se permettre, aussi, de se payer Robert Doisneau pour shooter la pochette du 45-tours. Ou, encore, d’inviter sur plusieurs chansons du LP les Sparks, groupe souvent génial, ça d’accord, mais pas exactement au top de sa gloire en 1988 et donc pas hyper bien choisi pour faire percer les Rita aux States, ce qui, on imagine, devait quand même être le but de la manœuvre. Mais voilà, le couple était 100% libre de ses décisions, l’omniprésence de « Andy », « C’est comme ça » et « Les histoires d’A » leur avait donné carte blanche pour leurs futurs projets et Marc & Robert est l’une des conséquences – pas toujours heureuse, mais c’est le jeu – de cette liberté totale.

Réécouté aujourd’hui, on entend un disque typique des innovations de l’époque, le multipistes semble avoir été bien amorti – on devrait plutôt parler de multicouches tant c’est dense et feuilleté – et la patine digitale de la fin 80, criarde voire agressive, très « L’œil du Cyclone », a clairement pris le dessus sur la relative clarté du son plus analogique de The No Comprendo. Personnellement je trouve que ce troisième album a moins bien vieilli que le deuxième, en termes de couleur et de son, mais qu’en termes de formes et d’invention il essaye plus de choses, quitte à se planter, en cherchant parfois à s’extraire de la forme chanson. C’est un album où, comme je le disais, on sent que le groupe a eu accès a tout ce qu’il voulait, y compris à des choses qu’il n’aurait peut-être pas dû tester, et du coup parfois la dynamique générale se perd en route. Mais ces défauts occasionnels, cette impression parfois de boursouflure, presque d’écœurement, réussit bien souvent à se transcender, se sublimer, en invoquant quelque chose qui n’est pas juste un excès artistique mais carrément un excès sensoriel voire existentiel.

Dès le riff qui ouvre « Hip Kit », où Ringer partage le micro avec Russell Mael de Sparks, on sent un trop plein de sensations, de moiteur urbaine, c’est vraiment Paris fin juillet, pile comme en ce moment, une ville pleine de contrastes de merde, qui déborde de bonnes et mauvaises vibrations, et qui fond un peu aussi, où ça sent le brûlé, que ce soit du caoutchouc, du goudron ou de la bouffe. Il y a ces boîtes à rythmes très frontales, à la Prince, mais qui en général sont moins là pour servir un groove que pour accentuer ce climat général de surstimulation qui tourne à la nausée. Je trouve qu’il y a sur tout le disque une dimension picturale, visuelle, les chansons semblent parfois composées comme des plans ou des toiles, et il s’agit moins d’atteindre la beauté ou l’efficacité que de dessiner un tableau avec profondeur de champ, détails plus ou moins importants, volumes cubistes aberrants, extrémisme des expressions et révélation d’un réel secret. On peut aussi y deviner une approche digne du collage, avec ce qu’il a de déséquilibré et de fragmenté, de grotesque. En tout cas, c’est un résultat qui ne cherche clairement pas à rassurer le public, et encore moins à l’élargir. Quand on y pense, c’est un peu fou qu’un groupe comme les Rita ait si bien marché et qu’à peu de choses près, ils auraient pu jouer pendant trente ans aux Instants Chavirés, mais qu’à la place ils sont passés chez Nagui.

Le seul hit du disque a été « Singing In The Shower » avec les Sparks, hit certes moins gros que leurs succès précédents (seulement 37e au top 50), mais la chanson est restée super et démarre par le fameux oiseau exotique « preset » de « Sueno Latino » et « Pacific State ». Je crois que c’est le genre de tube qui peut toujours bien mettre le feu dans une soirée entre quinquas de gauche, du type profs d’espagnol ou intermittents dans le spectacle vivant, et dans ce genre de cadre, c’est toujours mieux que de se cogner les Violent Femmes voire Noir Désir sur le dancefloor. Mais le vrai grand moment incroyable de Marc & Robert c’est évidemment « Le Petit Train », chanson que je n’avais pas plus calculée que ça à l’époque et que j’ai redécouverte vingt ans plus tard quand Jackson l’a balancée au Nouveau Casino, au milieu d’une sélection électronique contemporaine chéper, et que tout le monde est devenu moitié fou sans vraiment reconnaître le track jusqu’à ce qu’arrive la voix de Ringer. Franchement, on dirait du Isolée, du Villalobos, c’est fou, le groove est dingue et comme sur « Marcia Baila », on danse possédé par la liesse alors que les paroles évoquent un sujet horrible, en l’occurrence ici la déportation (le père de Catherine était lui-même un rescapé des camps). J’aime aussi beaucoup « Petite fille princesse » qui doit être le morceau le plus classique des onze et rappelle, au cas où, à quel point les Rita savaient aussi faire de la chanson traditionnelle avec une prod hyper sophistiquée, et réussir à sonner à la fois très français et très ricain. « Harpie et Harpo » fait un peu Kid Creole, un peu Joe Jackson époque Big World, avec des espèces d’accordéons électroniques mi-pénibles mi-grisants. Il y a aussi le très beau et bien nommé « Ailleurs » qui pourrait servir d’échantillon-test à toute l’école parisienne de la world fusion de cette époque, ça avait dû bien poncer la rotation de Nova à l’époque, peut-être même que Loïk Dury l’imposait quatre fois par jour. C’est de la musique de gauche, très très clairement, mais pas du tout bonne ambiance, plutôt tragique et fiévreuse, avec un feeling limite pré-apocalyptique, néo-Weimar, on sent que les nineties vont faire mal à la tête à tout le monde et que l’an 2000 va arriver beaucoup trop tard pour être vraiment désirable. Bref, pour résumer, Marc & Robert est un disque franchement fascinant à écouter aujourd’hui, avec ses défauts voire à cause de ses défauts, et qui colle bien au climat de cet été pas terrible que nous sommes en train de vivre, un été plus ou moins annulé, qui ne sait pas vraiment ce qu’il va faire de nos vacances. Oui, il tourne un peu en rond par moments, mais honnêtement c’est pas super grave.

Deux choses à ajouter avant de vous laisser : le titre Marc & Robert vient d’amis musiciens des Rita, Marc Anciaux et Robert Basarte, ex-membres du groupe Les Officiels dont faisait aussi partie Claude Arto de Mathématiques Modernes. Les deux mecs cherchaient un nom pour leur nouveau projet et Fred et Catherine leur ont suggéré « Marc et Robert ». Aujourd’hui, ils auraient fait un tabac avec un nom comme ça, ça aurait fini direct chez Because ou Entreprise, mais en 1988 ils ont trouvé ça nase et ont plutôt opté pour « Century Boys ». Cette page évoque leur signature sur le label Anxious de Dave Stewart mais je ne trouve rien sur Discogs. En revanche, les Officiels ont deux morceaux sur YouTube, sortis en 1982, et c’est mortel ! New-wave arty à tendance épique, avec de superbes changements d’accord et des paroles parfaites (« Bravo le Futur »), je suis fan ! C’est pas réédité à ma connaissance, ni même « diggué », allez là, oh, faut faire quelque chose pour ce disque !

L’autre histoire marrante autour de Marc & Robert, c’est qu’un peu après sa sortie, Jean-François Bizot a proposé aux Rita de faire un morceau qui serait vendu exclusivement avec le numéro d’Actuel à paraître en février 1989. Au passage, Bizot a fait envoyer un reporter assister et même participer à l’enregistrement de la chanson. C’est le regretté Jean-Pierre Lentin, talentueux journaliste et musicien mort en 2009, qui s’est chargé de la mission et il raconte tout ça dans un article lisible ici. C’est un super papier où il décrit très bien le processus créatif du duo, l’attente, l’hésitation, le rapport aux machines, les vraies et fausses inspirations, à un moment Cheb Khaled débarque et picole sec avec Catherine, avant de passer en cabine avec elle, c’est vraiment un chouette document. Ce qui a achevé de m’intéresser, c’est que le track est donc bien sorti (en cassette) avec le numéro d’Actuel mais je ne l’ai trouvé nulle part sur le web, ni sur Soulseek, ni sur d’obscurs YouTube, ni sur les anthologies de raretés des Rita. Donc si jamais quelqu’un l’a quelque part, je serais curieux de l’écouter.

Je vous souhaite à toustes une bonne semaine où que vous soyiez, en espérant que vous saurez apprécier ce disque un peu tragicomique mais qui, quand on l’apprivoise, devient un objet passionnant, presque une performance, une installation, que dis-je : une fresque contemporaine qui d’un seul et même geste concilie réalisme et psychédélie.

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