Les grandes figures de ce qu’on a appelé dans les années 70 la nouvelle chanson française (la première du nom, avant celle des années 2000 menée par Bénabar ou Anaïs) sortaient toutes du lot grâce à leurs voix hyper reconnaissables : Balavoine et sa voix de tête haut perchée, Renaud et sa gouaille parisienne, Sanson et ce grain tragique mais aérien, Berger et sa fausse humilité veloutée de merde (qui ne l’empêchait d’être un songwriter parfois fabuleux), les faussets mignons de Voulzy et Souchon évidemment, et puis donc le timbre rustique et le mélodieux accent du Sud-ouest de Francis Cabrel. Souvent, ces voix singulières et les interprétations qu’elles permettaient ont presque été les seules raisons de leur succès, à se demander si ces artistes n’auraient pas pu se contenter de, comme on dit, réciter le bottin sur des disques de library.
La contrepartie de ces personnalités vocales très fortes, c’est que beaucoup de gens, dont je fais partie, ont rejeté en bloc toute leur œuvre, ou plutôt n’ont même pas voulu prêter attention à l’éventuelle qualité de leurs travaux. Heureusement qu’il n’est jamais trop tard pour s’apercevoir de son erreur et qu’aujourd’hui je peux vous affirmer sans ambages que Carte Postale, le quatrième LP de Francis Cabrel (ou de « Fabrice Cabrel », selon les sources), est un disque d’une beauté rare, une beauté évidente mais pas simple, une splendeur qui ne se la raconte pas, tout en brillant de petits feux semblables à ces villages dont on voit scintiller les lumières au crépuscule, lorsqu’on arpente les côtes du Brulhois (la région viticole dont est originaire Cabrel).
S’il faudra attendre l’excellent Quelqu’un de l’intérieur en 1983 pour que Cabrel connaisse un franc succès populaire (600 000 exemplaires vendus) et confirme son talent à faire des tubes (tels que « La fille qui l’accompagne »), Carte Postale a pour lui une couleur un peu californienne, un lyrisme presque frimeur de la part de ce modèle d’humilité. Il y a même quelques synthés signés par mon idole Georges Rodi, qu’on entend dès la première plage (« Carte postale ») et qui soulignent discrètement les compositions enflammées de Francis. Les arrangements sont dirigés par Gérard Bikialo, ex-Magma, et s’ils ne sont pas exactement chatoyants, ils donnent en tout cas aux chansons un relief exceptionnel, qui contrebalance la voix de Cabrel de façon vertueuse, c’est-à-dire en lui répondant tout en l’enrichissant. C’est de la bonne dialectique de studio, un studio situé visiblement non pas dans le Lot-et-Garonne, mais dans l’arrière-pays niçois, à Berres-les-Alpes.
Les thèmes « cabreliens » sont bien sûr déjà là : l’attachement au pays et aux racines, le rejet d’une certaine modernité déshumanisée, la solitude qui va avec, et puis beaucoup les femmes. Francis parle des femmes de deux façons : il y a celles qu’il aime, qu’on suppose réelles, avec lesquelles il vit ou a vécu, qui lui manquent ou qui lui font du bien, et puis il y a des femmes dont on ne sait si ce sont des êtres vivants ou des figures allégoriques. Des personnages souvent isolés, dont on comprend qu’elles sont SDF (« Chandelle »), prostituées (« Comme une madone oubliée »), mythomanes (« Elle s’en va vivre ailleurs ») ou précieuses garantes d’une vérité ancestrale (« Tu es toujours la même (la prêtresse gitane) », sans doute le morceau le plus dingue d’un disque pourtant riche en moments dingues). Le côté premier degré un peu cliché qu’on peut ne pas aimer dans l’écriture de Cabrel se dissipe ici vite, d’abord, donc, parce que la musique est super inspirée et enlevée, et aussi parce que Francis en impose par son flow teinté de Dylan et de Neil Young, et accentué par son propre parler à lui. Un flow sûrement pas encore trop fixé par le succès alors qu’il aura par la suite tendance à se caricaturer ; écoutez par exemple ses placements dans « Elle s’en va vivre ailleurs » (qui pourrait presque être un génial morceau de Véro), ou dans « Ma place dans le trafic » (avec ses premiers vers qui rappellent tout ce que lui doit le rap français triste, d’Oxmo à PNL : « Le jour se lève à peine/Je suis déjà debout/Et déjà je promène une larme sur mes joues ») ou encore dans le sublime « Chandelle ».
Alors oui, Cabrel aime bien les chansons en monorimes, et son registre « poète des petites gens » peut à l’occasion virer au paternalisme light. Mais on oublie vite tout ça grâce à la présence si unique de sa voix, sa façon de varier sa prononciation, les secondes voix toujours parfaites, et ces arrangements qui font honneur à la grand tradition française. Et puis le tracklisting du disque est incroyablement solide, ça ne rigole pas du tout, on frôle le « Five Mics » : à part « Chauffard » qui donne dans une sorte de boogie relou, et peut-être « Répondez-moi » qui revient au son acoustique dépouillé des albums précédents, tous les titres sont magnifiques. Ni vraiment chanson, ni rock ni même folk, Carte postale est un chef-d’œuvre de la variété française qui fait la transition entre les seventies qui s’éteignent et le réalisme des années 80, et je ne serais pas étonné que vous l’écoutiez toute la semaine.