Duo formé au début des années 80 par Denis Bortek et Christophe Kbye, Jad Wio est sans doute un des groupes les plus atypiques du rock français, et surtout l’un des plus anachroniques au moment où il a été exposé, entre la fin des années 80 et le milieu des années 90. C’est une formation pas tout à fait incomprise (puisqu’ils avaient été signés en major et ainsi pu « trouver leur public » et pu tourner un peu partout en France), mais en tout cas très éloignée de ce qui marchait à cette époque chez les rockers francophones, qui au choix surfaient sur le carton de Niagara ou des Rita, ou profitaient de l’intérêt de l’industrie discographique pour la scène « alternative ». Et c’est d’ailleurs sur le label Squatt, division de Sony ayant pour vocation d’accueillir des artistes venus du punk hexagonal (les Satellites, Soldat Louis, les Maracas, Molodoï, etc) qu’est sorti l’album dont il va être question ici, Fleur de métal, trois ans après Contact, édité lui sur un indépendant du nom de Garage.
Comment décrire le style Jad Wio ? Dans les années 80, les premiers disques du groupe sonnent plutôt cold-wave ou gothiques, même s’ils ont déjà une touche glam et « décadente ». Mais Denis Bortek chante encore en anglais et la singularité de sa personnalité vocale ne va vraiment s’affirmer qu’avec le passage au français, effectif dès Contact (avec les fantastiques « Ophélie » et « L’amour à la hâte ») et mais pleinement épanoui sur Fleur de métal. La musique elle-même allège peu à peu les guitares pour explorer les synthétiseurs et les boîtes à rythmes, sans non plus tourner house ou techno : ça reste un projet de chansons très bien arrangées, avec des textes très présents. Sur Contact, Bortek écrivait beaucoup autour de thèmes sexuels et érotiques (l’androgynie et le SM/bondage, notamment), et dans Fleur de métal il va garder un peu de cette dimension charnelle et provocatrice (qui par instants peut évoquer ce qu’il y a de plus creepy voire de borderline dans les textes du glam anglais, chez Bolan par exemple) mais en y ajoutant tout un imaginaire spatial et psychédélique, avec des titres de morceaux tels que le « Le beatnik de l’espace » ou « Cosmic Bar ». On sait que sur l’album suivant, Monstre-toi, le groupe se lancera à nouveau sur une nouvelle piste (plus acoustique, avec des références à la chanson d’autrefois) et je crois que cette propension à se réinventer régulièrement fait justement partie de leur éthique glam. Une propension courageuse et libertaire, mais pas du tout facile (voire impossible) à vendre au public français. Entre ça et l’écriture de Bortek (littéraire, mais pas dans la veine pseudo-poète maudit d’un Bertrand Cantat, plutôt dans un registre impudique et pervers, et en tout cas à contre-courant total du chansonnier engagé, potache ou désabusé du début des nineties en France), Jad Wio est donc resté une entité très à part dans le paysage de cette époque, assez ignorée des médias ou du moins mal présentée – Fleur de métal figurera cependant, une quinzaine d’années plus tard, dans Les 123 albums du rock français, ouvrage d’ailleurs très instructif et très bien foutu, dirigé par Manœuvre qui, quand il ne faisait pas le mariole à la télé, montrait qu’il connaissait vraiment bien son métier.
Je n’ai découvert Fleur de métal que récemment et j’ai été aussitôt sidéré par le son du disque : la texture de la voix de Bortek, la qualité de son chant, le style voluptueux des guitares de Kbye et, donc, la beauté synthétique des arrangements. Sur une bonne moitié des titres, les plus lents, ça sonne vraiment beaucoup, beaucoup comme les débuts de Air, et avec cinq ans d’avance. Ou disons plutôt que ça sonne beaucoup comme la relecture des grands arrangeurs français (on pense évidemment au Jean-Claude Vannier de Melody Nelson) par Dunckel et Godin. Et je suis donc allé regarder qui avait produit le disque, et là, surprise, ou disons plutôt surprise suivie de « ah bah bien sûr que oui, évidemment ! » : c’est Bertrand Burgalat. Le disque a été enregistré autour de 1991, date à laquelle le futur patron de Tricatel venait tout juste de travailler avec Laibach et n’était pas encore très connu dans le milieu. Je suis donc allé le voir pour lui poser quelques questions sur cette expérience et sur le résultat qu’elle a fait naître, et voici ci-dessous ce qu’il m’a raconté. J’ai aussi envoyé un mail à Denis Bortek mais il n’a pas pu y répondre pour l’instant.
« Je connaissais et j’appréciais Jad Wio, ça sortait des trucs zindés à la noix qui pullulaient en France à l’époque. Ils avaient le même tourneur que Laibach en Allemagne, je les avais approchés à Paris, on avait diné ensemble chez leur manageuse, Monique Lajournade, on avait aussi joué ensemble chez Moune ou au Rex-Club. Ils avaient été signés par Squatt sur la foi de quatre ou cinq démos quand ils m’ont imposé pour produire leur disque, c’était audacieux de leur part, à l’époque les maisons de disques françaises jouaient la carte de la sécurité et faisaient appel à des producteurs anglais comme Nick Patrick, qui prenaient des fortunes pour livrer un produit bien lisse. Je suis arrivé à un moment où il y avait une certaine tension entre eux et autour de la fabrication de leur futur album, entre autres parce que Christophe était en train de décrocher de la poudre, mais aussi parce que certains des musiciens avec lesquels ils avaient l’habitude de travailler jouaient dans un style qui ne convenait pas à ce qu’on allait faire. Quand Denis m’avait parlé d’un space-opera évidemment ça me parlait, et puis on avait cet amour commun pour Gainsbourg et ses arrangeurs. Il faut savoir qu’à cette époque Melody Nelson n’avait pas encore gagné l’aura d’album culte qu’il aurait à partir de la fin des années 90. La majeure partie de sa discographie de Gainsbourg était difficilement trouvable : évidemment les gens connaissaient le personnage et ses disques, à partir de l’album reggae, cartonnaient, mais musicalement ils le voyaient plutôt comme le mec qui avait fait Joëlle Ursull. Quant aux musiciens qui avaient bossé avec lui à l’époque de Melody Nelson, ou même juste les musiciens capables de jouer comme ça, soit ils ne jouaient plus, soit on n’osait pas les contacter, car ils étaient souvent devenus des gros zicos années 80 avec un son jazz-rock très bourrin, certains répudiaient même ce qu’ils avaient fait dans les décennies précédentes en disant que c’était pas terrible. Du coup, je n’avais trouvé personne pour jouer dans cette esprit, avec cette fluidité qui rompait avec le côté hyper-carré des productions 80-90, et je m’étais retrouvé à devoir bricoler tout seul pour y arriver, en essayant de deviner comment certaines choses avaient pu se faire. A l’époque j’écoutais beaucoup de Philadelphia Sound, des trucs de chez Stax comme Inez Foxx, je ne cherchais pas à copier ça tel quel, mais à comprendre et à repartir vers autre chose. Avec l’avance de la maison de disques, je m’étais acheté place de la Nation, chez Magnetic France, une belle basse Gibson EB3, j’avais posé des cordes à filets plats, parce que j’avais compris que c’était ça et aussi le type de mediator utilisé qui pouvait donner ce son qu’on retrouve chez beaucoup de bassistes de studio de la fin des années 60. Aujourd’hui il n’y a plus un disque cool qui n’a pas ce son-là mais en 91 je passais pour un maboul. Pour le reste des arrangements, je m’étais débrouillé avec des machines, comme la MC-202 ou la TR-909, dont j’avais appris à me servir quelques années plus tôt en bossant chez Mute à Londres, où il y avait aussi le label Rhythm King, et où j’avais sympathisé avec Tim Simenon de Bomb The Bass. Toutes les rythmiques sont programmées, les cordes aussi. J’avais un Akai S950, un Atari 1040 et un logiciel très compliqué que Daniel Miller, de Mute, nous avait achetés pour Laibach, ensuite Gilles Martin m’a donné une disquette avec un Cubase 2.0 cracké, je m’en sers encore pour relire mes vieux morceaux. C’était assez maladroit et fastidieux, sachant que pour certains titres comme Tsé-Tsé j’avais carrément reconstruit les harmonies sur la voix.
L’enregistrement avait démarré à Asnières, mais Denis et Christophe avaient ensuite voulu se mettre au vert, et on était partis dans un studio résidentiel installé dans les Landes. Quand je dis se mettre au vert, c’est un grand mot puisque le studio lui-même avait beau être au milieu de la forêt, il était installé dans un grand hangar sans fenêtres ! Un truc sans aucun charme, à se demander à quoi bon construire un studio dans les Landes si c’est pour ne pas voir la lumière, mais bref. C’était le vrai studio de major, avec la grosse SSL, le Bösendorfer à lamode à l’époque, et très peu d’instruments. On y vivait tous ensemble. On mangeait bien, ça d’accord, mais en termes de relations c’était compliqué. Dans un studio normal, il y a de la tension pendant les sessions, mais chacun rentre chez soi le soir pour décompresser ; sauf que là, on était tous confinés, à prendre les repas et à dormir au même endroit ! Christophe était dans une période difficile. Il était arrivé sur place en train, ce qui m’avait étonné puisque tous les autres étaient venus en avion. Mais j’avais compris son choix quand je m’étais rendu compte qu’il avait embarqué un riot-gun et une arbalète dans ses bagages, pour aller tirer dans la forêt. Il me faisait des petites blagues, genre « Si tu te foires le mix, Bertrand… ».
Et puis il y avait donc Gilles Martin, l’ingénieur du son, arrivé sur le projet au moment de l’enregistrement dans les Landes. Je l’’avais rencontré l’été d’avant à Bruxelles quand je travaillais pour Crammed sur un disque avec Samy Birnbach, un super ingé et un type que j’aime beaucoup, on a ensuite bossé sur d’autres choses, comme le deuxième album de Dalcan, mais on s’entendait presque trop bien : il avait tendance à me chauffer sur les musiciens quand ils jouaient derrière la vitre, « qu’est-ce qu’il est armoire, lui », il se déchargeait sur moi de toutes les mauvaises vibrations, ensuite il était adorable avec le mec mais moi j’étais chaud. Avec l’expérience, j’ai appris à éviter ce genre de triangulation, mais là sur le coup c’était dur, parce que je devais encaisser pas mal de choses au niveau humain tout en devant conduire le truc au niveau artistique. Pour Dalcan, au bout d’un moment, Marc Hollander, de Crammed, pour casser cette complicité qui pouvait être dangereuse, m’imposa un ingénieur qui détestait ce que je faisais et écoutait du Dire Straits en arrivant dans la cabine le matin « pour me nettoyer les oreilles ». Mais bref, on avait quand même fini par livrer un disque dont nous étions très contents.
Christophe et Denis étaient déjà sensibles aux sons électroniques dans le rock, ils en avaient déjà mis sur Contact, et puis ils aimaient bien des choses comme Big Audio Dynamite aussi, le groupe de Mick Jones après Clash – ils avaient d’ailleurs envisagé de lui demander de produire Fleur de métal avant de m’appeler. Ils écoutaient aussi Fishbone, que j’aimais moins, et puis des super trucs de rock français sixties comme Ronnie Bird, dont on avait repris le titre « SOS Mademoiselles » sur Fleur de métal. Ils connaissaient les bons disques dans ce genre-là, très clairement, ils n’avaient pas du tout le profil esthétique qu’il fallait à l’époque. Les gens de Squatt s’attendaient à un disque de rock alternatif de base, mais l’album n’avait rien à voir avec ça ! On m’avait reproché d’avoir dénaturé leur son mais j’étais dos au mur, j’avais dû tâtonner. On m’avait attribué l’échec de l’album (30.000 ventes à sa sortie), et les rares critiques positives me citaient comme arrangeur ou comme bassiste, et non comme producteur. C’était assez frustrant pour moi, quand c’était raté c’était moi, quand c’était bien c’était pas moi.
Quelques années plus tard, quand j’ai rencontré Nicolas Godin et JB Dunckel, qui venaient de commencer Air, ils m’avaient très vite parlé de Jad Wio parce qu’ils adoraient Fleur de métal. Ça m’avait flatté forcément, et du coup nous avions parlé des techniques que j’avais utilisées pour arriver à ce résultat. Et puis je leur avais montré d’autres choses que j’avais apprises entre-temps, notamment dans les arrangements de cordes, le son de basse, etc. Ils ont repris certaines de ces techniques, probablement en mieux, ça ne me dérangeait pas du tout et ça me faisait plaisir qu’ils cartonnent, je ne suis pas l’inventeur de ce son, et que j’étais content de partager ces trucs. Mes productions de l’époque étaient imparfaites mais elles pouvaient servir de un cahier de style et affranchir de certains diktats. Dès le carton mérité de Moon Safari j’ai eu l’impression qu’ils souhaitaient presque, inconsciemment, que je disparaisse, ça m’a blessé, je ne revendiquais rien, mais quand j’ai pu sortir The Sssound of Mmmusic en 2000, qui avait été enregistré en 95, c’était étrange d’entendre que ça sonnait comme Air. Un jour, à la fin des années 90, j’avais dit à Nicolas que j’étais au bout du rouleau, que je n’arrivais pas à sortir mes disques etc, il m’avait répondu que si je vendais mon matériel ça l’intéressait. A la même époque Manœuvre avait fait une projection à Canal + de sa série sur le rock français, Babylone Yéyé. Ils étaient là, Bortek aussi, j’ai fait les présentations, ils lui ont à peine adressé la parole, j’ai trouvé ça bizarre. Rétrospectivement j’interprète leur attitude comme un manque de confiance en eux, c’est con. Etienne Daho aussi aimait beaucoup Fleur de Métal. Quand j’avais travaillé avec Arnold Turboust, il m’en avait beaucoup parlé et j’avais pensé que c’était peut être pour me faire plaisir, jusqu’à ce qu’il fasse son exposition à la Philharmonie, où l’album figurait avec tous les autres disques français qu’il a aimés, j’ai trouvé ça épatant qu’il ait cette intelligence de l’admiration. »
Merci Bertrand, pour ce qui doit être la première vraie interview publiée dans Musique Journal. Et merci à Jad Wio pour cet album au charme si unique, certes un peu daté par moments, mais néanmoins rétro-visionnaire, et dont je m’étonne qu’il n’ait pas connu, avec le temps, une seconde carrière dans les cercles internationaux, ne serait-ce qu’au Japon (où il avait tout de même fait l’objet d’un pressage en 1993 !). Après Monstre-toi en 1995, le groupe marquera une longue pause au cours de laquelle Denis fera son disque solo. Puis Jad Wio repartiront au milieu des années 2000 et semble encore actif aujourd’hui si l’on en croit leur site web. Je reste en tout cas très sensible à leur panache, panache qui les a poussés à fabriquer cette musique si personnelle, à une époque où c’était quand même très compliqué, en France, de faire autre chose que du rock de fête de la musique ou de la variété pop.
NB : vous lisez une version éditée de l’article initialement paru, les propos de Bertrand Burgalat ayant été enrichis par ses propres soins.
2 commentaires
C’est marrant le morceau Cosmic Bar reprend l’air (et une partie des paroles/du sens) du morceau Jamaica Farewell (mento traditionnel aux 1000 versions). On ne s’attendait pas forcément à retrouver cette influence ici, non ?
Oui j’avoue que l’ambiance jamaïcaine m’a pris de court !