Avant le grime, Oxide & Neutrino inventaient en 2001 la gangsta rave

OXIDE & NEUTRINO Execute
EastWest, 2001
Écouter
Spotify
Deezer
Apple Music
YouTube
Musique Journal -   Avant le grime, Oxide & Neutrino inventaient en 2001 la gangsta rave
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Au début des années 2000, comme à peu près n’importe quelle personne douée de curiosité, j’ai pris le grime en pleine face : d’abord avec les premiers albums de Dizzee Rascal et de Wiley, puis avec tout ce qui sortirait des écuries Roll Deep et Ruff Sqwad. Je me souviens d’avoir acheté Boy In Da Corner rien que pour sa pochette, sans trop savoir ce que j’allais y trouver, et m’être senti légèrement étourdi une fois le CD terminé, incapable d’assimiler ce que je venais d’écouter, tant la musique était à l’image de son artwork : futuriste, « disruptive » au sens littéral et tout en angles droits. C’était un de ces disques isolationnistes et autarciques qui, à l’image de la Grande-Bretagne, ne semblait avoir d’autres points de référence que lui-même. Pour l’ancien junglist que j’étais, déçu par une scène drum’n’bass devenue moribonde après avoir longtemps incarné la promesse du futur, mais fasciné par la scène rap indé alors en pleine effervescence, Boy In Da Corner fit rapidement figure de milestone : la réponse de l’Angleterre au Wu-Tang Clan et à Def Jux, l’acte de naissance d’un rap britannique qui s’était affranchi de ses fondateurs américains. Je retrouverai cette sensation d’étrangeté quelques mois plus tard avec Treddin’ On Thin Ice, le premier disque polaire de Wiley, qui filait la métaphore arctique, et passerai une bonne partie de l’été à me demander ce qu’était cet étrange objet sonore auto-proclamé Eski. Nous étions alors en 2004 et très peu de gens employaient encore sérieusement le terme de « grime ».

Si je continue aujourd’hui à reconnaître le caractère résolument « moderne » de ces deux albums, ou plutôt si je leur reconnais volontiers le statut de nouvelles « formes culturelles » – comme prétendait l’être aussi, par exemple, l’album New Forms de Roni Size/Reprazent en son temps –, j’aimerais appuyer l’idée selon laquelle, loin d’avoir été créés ex nihilo, ces LP ont été rendus possibles par les évolutions du son 2-step / UK garage quelques années auparavant – et par la sortie d’un disque en particulier : Execute du duo londonien Oxide & Neutrino. Pour cela, il faut revenir en 2001, année de l’explosion du genre outre-Manche. Étienne Menu a déjà parlé dans un précédent billet du « malentendu » historique entre la France et le 2-step et je ne saurais mieux dire, tant la scène était ici confidentielle à cette époque. À la différence de la jungle, qui bien qu’étant viscéralement liée au dancefloor, comptabilisait déjà quelques albums à son actif (du classique Timeless de Goldie au Mysteries of Funk de Grooverider, en passant par les mixes atmosphériques de LTJ Bukem), il n’y avait pas de disques emblématiques du genre qui auraient pu permettre à un amateur de musiques électroniques un brin aventurier de rejoindre le centre névralgique du mouvement. OK, il y avait bien eu Born to Do It de Craig David en août 2000 mais 1/ ce n’était pas un authentique album de 2-step, on y sentait surtout l’influence de Donell Jones et 2/ on était quand même à des années-lumière de l’esprit des soirées UK garage. Car c’était bien là tout le paradoxe du 2-step, d’être une machine à hits un peu clandestine, qui s’écoutait forcément en rave ou sur les ondes pirates.

En 2001 donc, alors que le genre s’invitait dans la pop culture britannique – je me souviens d’un passage du teen movie pseudo-horrifique The Hole dans lequel on pouvait entendre « Show Me the Money » du groupe Architechs, par ailleurs connu pour son remix de Brandy & Monica –, il n’y avait guère qu’aux soirées Black Label, sur la péniche Concorde Atlantique, qu’on pouvait venir écouter du 2-step à Paris, du moins dans son acception londonienne, c’est-à-dire avec un DJ et un MC.

Et puis est arrivé Execute, ce moment un peu inattendu où les lumières se sont éteintes d’un coup et où le genre est devenu dark et paranoïaque, comme pour nous rappeler que cette musique venait des bas-fonds et restait avant tout la rave des voyous. Le garage suivait alors des mutations semblables à celles opérées par la jungle quelques années auparavant, lorsqu’étaient apparus des sous-courants comme le hardstep et le darkcore, dont un producteur comme Ed Rush deviendrait l’un des plus ténébreux émissaires. Oxide & Neutrino, c’étaient d’abord DJ Oxide & MC Neutrino, dans la plus pure tradition d’une scène qui voulait qu’un DJ soit systématiquement accompagné d’un MC, avant d’être des membres talentueux bien qu’assez secondaires du So Solid Crew, l’un des plus importants collectifs garage au Royaume-Uni – aux côtés de Megaman, Asher D, Lisa Maffia, Harvey ou encore Romeo Dunn. Ainsi que le suggère son titre polysémique, Execute, c’est à la fois une démonstration de force et l’exécution d’une formule chimique, un alliage entre les productions millimétrées et savamment dosées d’Oxide et le flow très in your face de Neutrino. Infrabasses menaçantes, beats secs, sirènes de police, gunshots : il y a dans Execute ce petit côté « précipité de gangster music » à la sauce anglaise, une inflexion vers la face obscure du garage qui est encore assez jubilatoire vingt ans plus tard. Si Neutrino n’a ni le flow razor-sharp de Dizzee ni la gouaille émotive d’un Wiley, il fait son job de MC en corsaire et restitue sur disque l’essence d’un mouvement underground alors en pleine ébullition dans les rues londoniennes. (« Envoie les MC 6 pieds sous terre / Quand les lumières s’éteignent c’est du 2-step », aurait pu écrire Booba en 2002, dans une version alternative d’« Indépendants », si son regard s’était porté vers l’Angleterre plutôt que vers New York).

On trouve un peu de tout dans Execute : de la wobble bass en veux-tu en voilà – et ce cinq ans avant l’arrivée du dubstep –, de purs bangers UKG (« Foot To Da Floor ») voire carrément proto-bassline (« Back To Da Floor », « Nuff of Dem Watch Me ») et pas mal de références à la pop culture britannique de l’époque dans le choix des samples : la reprise de l’hymne « No Good (Start the Dance) » du groupe The Prodigy sur le tubesque « No Good 4 Me » avec tous les fins limiers du So Solid Crew ou encore ce bout de dialogue assez hilarant tiré d’Arnaques, Crimes et Botanique de Guy Ritchie (« Could everyone stop getting shot? ») sur « Bound For Da Reload », signes de la volonté manifeste du duo de se placer à équidistance de la rave et de la rue, non sans un certaine dose d’autodérision toutefois. Mais le plus frappant pour moi, ce sont ces tracks où j’entends des idées de production qu’on retrouvera dans les premiers albums de Dizzee et de Wiley : l’atmosphère sombre d’« Execute », avec son intro paranoïde et déshumanisée, qui semble annoncer le « Sittin’ Here » de Dizzee, les grimesques « Setting Da Pace » et « Remy On Da Floor » avec leurs synthés très froids, qui m’évoquent beaucoup « Wot Do U Call It » de Wiley, un morceau symptomatique du grime où ce dernier passera d’ailleurs son temps à dire qu’il n’en à rien à cirer du garage – il faut préciser ici, à titre de sous-texte, que So Solid Crew et Roll Deep étaient en beef à l’époque, ce qui avait quand même valu à Dizzee de se faire poignarder en marge d’un festival à Chypre après avoir pincé les fesses de Lisa Maffia (un événement qui sera également à l’origine de sa brouille historique avec Wiley) et qui explique sans doute cette volonté, dès les débuts du grime, de se désolidariser d’une scène garage alors plus ou moins trustée par les éternels rivaux du So Solid Crew. La géographie n’est pas non plus en reste dans cette opposition entre grime et garage : tout comme la jungle, dont elle est en quelque sorte le prolongement naturel, une version décélérée et 4-to-the-floor, la scène garage est historiquement ancrée dans les quartiers sud de Londres, avec Brixton pour épicentre, là où le grime revendiquera avec fierté son origine dans la géographie sociale d’East London, avec les tower blocks de Crossways Estate pour principal totem architectural. 

Fin 2001 paraîtra They Don’t Know, le premier album du So Solid Crew, qui achèvera de sortir le 2-step de sa niche underground (le single « 21 Seconds » sera en tête des charts en août 2001 et joué dans la plupart des clubs du Royaume-Uni au cours de l’année). Si son influence culturelle a déjà été soulignée, j’y vois surtout un disque un peu trop brillant et surproduit, qui cherchait avant tout la reconnaissance pop (et qui lorgnait à mon sens davantage vers les expérimentations du R&B et de ce que pouvait faire Timbaland avec Missy Elliot, par exemple), là où celui d’Oxide & Neutrino conserve en comparaison cet aspect brut, rugueux et déjà presque grimey. Pas lyriciste pour un sou et parfois plus proche du toaster drum’n’bass que du parolier de grime, MC Neutrino n’aura probablement pas marqué l’histoire du rap anglais (du moins pas de la même façon que ses acolytes les plus doués, comme Asher D, Harvey et Megaman) mais il aura contribué à la place plus importante prise par le MC-ing au sein de la scène garage, préparant en cela le terrain pour ce qu’allait devenir le grime, où d’accompagnateur, évoluant d’abord en périphérie des tracks, le MC passerait subitement au centre. Je pense par ailleurs sincèrement qu’Oxide figure parmi les producteurs les plus injustement sous-estimés de la scène et qu’il aura contribué, par son empreinte sonore très digitale et sa technique de production hyper sèche et dépouillée, à l’émergence des tous premiers instrumentaux de grime, dont certains sortiront un an plus tard à peine (« Eskimo » de Wiley sera pressé en vinyle à l’été 2002 et la version instrumentale d’« I Luv U » de Dizzee circulait déjà sur certains forums jungle à la même période).


Vingt ans après, Execute n’est peut-être pas le chef-d’œuvre 2-step oublié qu’on aurait aimé déterrer mais c’est incontestablement un original pirate material, un super disque de transition entre la jungle et le grime, qui nous renvoie à cette idée de continuum hardcore chère à Simon Reynolds. Dans cette boîte de Pétri qu’était la club music britannique au début des années 2000, avec des objets sonores aussi hybrides et inclassables que le Rooty de Basement Jaxx, Execute capturait le substrat de la rue et inventait à sa manière la rave pour gangsters. N’en déplaise à Mike Skinner, en 2001, the streets, c’étaient bien celles d’Oxide & Neutrino.

Trois anges déchus du R&B des années 2000 : Omarion, Lloyd, Bobby Valentino

Antoine Kharbachi revient sur cette époque un peu oubliée où les rappeurs ne chantaient pas encore, et où le R&B masculin était une musique autonome, produite avec talent par des stars ou des quasi anonymes, et incarnée par des jeunes hommes aux personnalités plus complexes qu’on pourrait le croire.

Musique Journal - Trois anges déchus du R&B des années 2000 : Omarion, Lloyd, Bobby Valentino
Musique Journal - Benat Achiary et Bernard Lubat : basque c’était lui, basque c’était moi

Benat Achiary et Bernard Lubat : basque c’était lui, basque c’était moi

Mathias Kulpinski nous emmène aujourd’hui en Euskal Herri pour nous parler d’un album enregistré en 1991 par le chanteur basque Benat Achiary avec Bernard Lubat, l’une des figures les plus libres et les plus inspirées du jazz français. Et ça donne une rare occurrence de musique à la fois traditionnelle, synthétique et improvisée. 

Les miracles de la musique inenregistrable [archives journal]

Il y a presque deux ans, Étienne Menu tentait l’impossible en abordant pour nous plusieurs phénomènes musicaux « incidentels » et insaisissables, dont le charme semble s’évaporer à la moindre tentative de captation. Une cour d’immeuble, un resto chinois, une fourgonnette de travaux : la musique est partout, et bien souvent loin de nos écouteurs et de nos casques. 

Musique Journal - Les miracles de la musique inenregistrable [archives journal]
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.