Le premier album de Muriel Moreno passait de la pop music au pop art

Muriel Moreno Toute Seule
EastWest, 1996
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Même si peu de gens le contestent et qu’il y a même eu une compile-hommage au duo rennais voici quelques années, ce n’est jamais inutile de rappeler que Niagara était un groupe incroyable. Et même si, en ce qui me concerne, je préfère leur première période pop à leur deuxième période rock, ça n’empêche que du début à la fin Muriel Moreno reste une interprète exceptionnelle, une voix à la fois chantée et jouée qui ne s’inspirait pas de grand-monde. Je dis “interprète” parce qu’elle contrôlait comme nulle autre en France son personnage vocal, y compris quand elle en faisait trop ; elle savait doser ses effets, sa minauderie, son lyrisme, tel un mannequin qui ajuste à la perfection ses poses et ses expressions, et son talent d’actrice sonore me fascine toujours un peu plus chaque fois que je la réécoute. Surtout, Moreno parvient à chaque instant à faire coexister performance théâtrale et performance musicale, en imposant des mélodies qu’on ne peut que suivre aveuglément ; quand on y pense, il n’y avait à peu près qu’elle qui savait chanter des couplets et des refrains aussi catchy à l’époque dans l’Hexagone, des airs aussi espiègles et ensorcelants. À part Daho, peut-être, même si celui-ci nuançait sa légèreté pop de romantisme pudique et bleuté, là où la chanteuse de Niagara lâchait plus les chevaux sur le plan émotionnel. Et puis, no offense Étienne, mais Muriel avait davantage de coffre.

J’avais un peu suivi la carrière solo de Moreno en tant que DJ et compositrice électronique dans les années 2000 : elle avait notamment formé le duo Dynamo avec Marc Collin, qui avait sorti deux EP, respectivement sur Katapult et Kill The DJ. J’avais en revanche zappé qu’elle avait sorti un album chanté en 1996, intitulé Toute Seule et fabriqué, comme son titre l’indique, en solo dans un home-studio aménagé dans son appartement du 11e arrondissement. On sent dès les premiers morceaux qu’en bonne habitante de ce quartier à l’époque fraîchement assiégé par la skunk hollandaise, Muriel s’était mise à écouter beaucoup de trip-hop, de rap et de jungle, ainsi que du dub, du ragga et de la soul, et qu’elle s’essaie à des arrangements dans ces styles pour orner ses chansons. Parfois on se dit qu’elle s’y prend peut-être dans l’autre sens, qu’elle part de sa prod et de sa vibe pour écrire ses paroles et ses mélodies. Il y a aussi un travers qu’elle n’est pas la seule à avoir eu durant ces années-là, ce sont les tentatives de phrasés rappés ou toastés. J’allais écrire que ça ne pourrait plus se faire du tout aujourd’hui de la part d’un artiste blanc trentenaire ne venant pas du dancehall ou du hip-hop, mais en fait si, j’ai des exemples qui me viennent en tête et ils sont souvent moins écoutables que ce que fait ici Muriel Moreno.

Écoutez notamment « Les gens qui ne peuvent pas réfléchir », que la maladresse de son flow finit par sublimer en quelque chose de psychédélique et d’enfantin : on sent que Muriel ne prétend pas être une « vraie » rappeuse et qu’elle cherche simplement à offrir à l’univers de son album le plus de paysages possibles. Je crois c’est vraiment comme ça que s’écoute Toute Seule, comme un voyage sonore où la jeune femme nous emmène dans des grottes, des sous-bois, des bords de ruisseaux ou des jungles accueillantes. Le son global est bien phat pour un disque qui n’avait pas dû être marketé comme un truc cool et branché, et surtout c’est impressionnant de voir celle qui dans Niagara n’était créditée qu’aux paroles et au chant (et à la guitare sur La vérité, quatrième et dernier album du duo rennais) atteindre un tel niveau en l’espace de trois ou quatre ans. 

Toute seule n’avait pas bien marché, sans doute que le public n’était pas prêt pour l’ambition multidirectionnelle de Muriel Moreno, la richesse de ses références et son interprétation, la dimension disque-monde, avec des choses qui parfois sonnent moins comme des chansons que comme des vignettes audio-théâtrales qu’on pourrait entendre chez Björk (« Quand le vent vient aux feuilles »). Je me dis aussi que le chant en français n’était sans doute pas du goût de la faune Bastille qui écoutait Neneh Cherry et Massive Attack, surtout que les paroles pleines de poésie absurde et de fantaisie post-Brigitte Fontaine n’étaient pas trop le genre de choses qu’on attendait d’une artiste à la personnalité jusqu’ici perçue comme une Barbarella passée du côté de la chanson contestataire. Il y a néanmoins quelques morceaux « engagés » derrière les rideaux psychés, comme « Condamnée à plaire », où la musique facétieuse accompagne un dénonciation de la domination masculine exercée sur le corps des femmes.

En réécoutant le disque, je me dis qu’il tient parfois plus du pop art que de la pop music. Je me permets une parenthèse sur le sujet pour dire que j’ai récemment lu un entretien avec Umberto Eco où celui-ci définit le pop art comme un art qui « défonctionnalise » des éléments visuels venus de l’industrie et du commerce, et qui fragmente les arts « mineurs » comme les comics ou les films de genre. Umberto ne doit pas être le premier à dire ça et je pense qu’Agnès Gayraud aurait des choses à ajouter à cette définition, mais en tout cas ça m’a fait me rendre compte que la pop music n’était donc la plupart du temps pas du tout construite comme le pop art : pop music et pop art ne sont pas les déclinaisons d’un même concept. Les Beatles ou Stevie Wonder n’envisagent jamais la pop dans ce sens de détournement du fonctionnel, ni même le Velvet, quand on y pense, malgré ses liens très serrés avec Warhol. En revanche, il y a quelque chose du pop art dans certains trucs glam – Roxy Music, le Bowie de Pin-Ups –, puis dans la new pop du Trevor Horn première époque, ou aussi dans le fabuleux Lexicon of Love d’ABC : une approche post-moderne, disons, qui esthétise des éléments banalisés de la mass culture – notamment Broadway et le music-hall en général. C’est encore plus palpable avec les productions électroniques opportunistes fin eighties qui condensaient plein de sources hétéroclites, je veux parler des tubes de S-Express, Deee-Lite ou Todd Terry ; encore un peu plus tard, il y a aussi eu des choses plus arty, comme Type-O-Negative ou V/VM, qui revendiquaient carrément leur geste de détournement critique.

Tout ça pour dire que dans Toute seule, j’entends une façon de faire qui s’inspire à sa manière de l’idée du pop art. Déjà parce que, comme dit plus haut, Muriel Moreno joue vocalement des personnages indirectement empruntés aux dessins animés, à la BD, des figures stéréotypiques de femmes : la tentatrice sursexualisée, l’ingénue, la petite chose fragile, la sorcière, diseuse de bonne aventure, conteuse – elle s’autorise vraiment plein de poses différentes, un peu comme le fait aujourd’hui avec le même aplomb Bonnie Banane – à qui il faudrait demander si elle a ou non écouté Niagara et Muriel en solo (peut-être que non, c’est peut-être juste qu’elle est comédienne pour de vrai). Il y a aussi un jeu sur des références musicales super connues, plus ou moins installées dans le patrimoine, avec des citations des Beatles ou de Bach, et par ailleurs ces emprunts pas si hasardeux au rap ou au ragga, considérés à part entière comme des répertoires vernaculaires. 

On sent que dans tout ça, ce que Moreno cherche, c’est à se faire oublier en tant que chanteuse objectifiée, à dissiper l’aura « sexy » dont on l’a affublée jadis à ses dépens, et donc en ce sens à brouiller les pistes de la compréhension, quitte à les saturer. L’ironie et la mise à distance sont ses armes principales, et en même temps, malgré tous ces filtres, son âme musicale demeure très palpable, on ne peut ignorer sa passion du chant et de la mélodie, ni son désir de se perdre dans la musique et sa production. Ce qui donne un album parfois contradictoire, pas super lisible et donc pas très français, loin de la chanson rock poétique mais à message du late Niagara ; bref, Toute Seule est un disque qui occupe un espace peu fréquenté, celui habité par une ancienne star qui veut se montrer intimement, tout en déjouant les regards, à commencer par ceux des mâles, par trop biaisés. Ce n’est pas un classique oublié, pas un chef-d’œuvre, mais on s’en fiche, c’est déjà bien assez d’entendre des chansons aussi magnifiques que « Près du lac vert », « Tes départs », « Lonely Done Affair » (chanté dans un anglais pas top mais quand on est aussi charismatique que Muriel ça n’est pas si grave), ou “Maggie”, avec des arrangements jazzy-néoclassiques qui détonnent par rapport au reste. Ça sent l’été qui se termine, la confusion et la griserie de ce moment de la saison, ça m’émeut, et je le répète, dans mon souvenir c’était quand même rare à l’époque d’entendre une artiste française s’exprimer avec autant de liberté et de densité. 


Les deux albums qui suivront en 2000 et 2001 verront Muriel Moreno se plonger dans la musique électronique instrumentale, notamment aux côtés de Gilles Martin, ingé son belge très lié à Crammed Discs. Je trouve ça à la fois beau et poétique de sa part de se retirer comme ça, de disparaître vocalement mais aussi un peu dommage, ça me rend mélancolique. C’est triste de ne plus entendre sa voix, mais c’est son choix. Elle reviendra certes au micro avec Dynamo puis avec Julien Plaisir de France, mais en anglais, et un peu ensevelie derrière des prods electroclash/néo-80. Et puis à partir de la fin des années 2000, Moreno s’est évaporée : comme l’explique cet article de Gonzaï, elle se serait vraisemblablement reconvertie dans les médecines douces et le yoga, en reprenant son vrai nom, Muriel Laporte, et ne répondrait en tout cas plus aux sollicitations. J’ai trouvé une ostéopathe portant son nom qui exerce dans le 18e, je lui ai envoyé un mail et elle m’a écrit en retour un modianesque : “Vous vous trompez de Muriel Laporte”. C’est sans doute vrai, hélas, mais peut-être aussi que c’est vraiment elle qui s’amuse à se déclarer disparue. Beaucoup de gens feraient pareil à sa place. En tout cas on ne va pas la déranger et on va réécouter cet album encore une fois, l’esprit rafraîchi, en laissant venir la lourde rentrée.

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