On parle souvent de dadrock mais jamais de momjazz

Marie-Ange Cousin Beau temps sur tous les territoires
Disques JAM, 1980
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Sonothèque de Normandie
Musique Journal -   On parle souvent de dadrock mais jamais de momjazz
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Il y a quelques mois, une copine du nom de Nelly m’a dit qu’elle aimerait bien s’interroger sur un potentiel équivalent féminin du dad-rock, et pourquoi pas explorer l’idée de « mom music » dans un article pour Musique Journal. En discutant, on a pu se faire la remarque que si ce terme pouvait d’abord désigner les disques et artistes favoris de nos mères à différents moments de leurs vies et de nos rapports avec elles (et plus largement la musique aimée par les mères en général, que ce soient les nôtres ou pas), il pourrait aussi être intéressant de chercher à savoir ce qu’écoutent les femmes enceintes, les femmes qui « pouponnent », voire les femmes qui accouchent (je crois savoir que certains couples se préparent des playlists en vue du grand jour). Depuis cette conversation, Nelly ne m’a pas encore envoyé de texte et ce n’est pas grave du tout, mais c’est quand même entre autres pour l’inciter à se lancer que je vais parler aujourd’hui d’un album, Beau temps sur tous les territoires de Marie-Ange Cousin qui, en plus de proposer des chansons à tomber de sa chaise, tourne en grande partie autour de l’expérience de la grossesse, puis de la naissance, de l’allaitement, du lien au tout petit bébé et tous ces trucs spécifiques à la « mamanité » – et qui concernent également bien sûr les papas avec des utérus, ne relançons pas la polémique.

Je précise que je n’ai pas d’enfant, que je n’ai jamais côtoyé de vraiment près une femme enceinte ou une jeune maman, et que je ne me rappelle pas m’être occupé d’un nourrisson plus de quelques minutes dans ma vie : ce que je vais donc être amené à dire sur ces périodes particulières de l’existence reste pour moi de la projection, façonnée par quelques souvenirs lointains, directs ou non – je dirais que la maternité telle que je la conçois est plus une ambiance qu’un véritable vécu, une vibe plus qu’une activité.

Marie-Ange Cousin est une chanteuse normande qui a sorti plusieurs albums depuis les années 1980 et dont la pratique artistique est indissociable d’une approche thérapeutique du souffle et de la voix. Elle a ainsi publié dans les nineties un disque d’exercices vocaux titré Voix plurielle : chanter c’est souffler, et si j’ai bien compris, elle enseigne ou a enseigné le chant. Mais il suffit de l’écouter au micro pour comprendre qu’elle ne plaisante pas en matière de contrôle de la respiration. On sent qu’au-delà du sens des mots qu’elle fait résonner, Marie-Ange entretient un rapport de proximité et de complicité organique avec l’air qui circule en elle et autour d’elle. Je sais que ce genre de relation physique est un pré-requis chez les artistes qui, comme elle, viennent du jazz et de la chanson, mais ici ce lien prend encore plus d’épaisseur puisque son corps de femme et de mère se trouve au cœur même de l’action. La gestation puis l’accouchement et le « premier âge » semblent ni plus ni plus moins modeler son chant, le nourrir, on peut même imaginer que musique, voix, liquide amniotique et lait se confondent. 

La voix de Marie-Ange Cousin sur Beau temps sur tous les territoires frappe par la richesse de sa matière, on dirait vraiment de la chair, de la muqueuse, ça pourrait frôler l’obscénité mais en fait ça sonne plutôt comme le son d’une extrême intimité. Chaque variation et chaque inflexion sont captées au micro dans ses moindres détails par un certain Pat Bouchard (« connu » pour avoir bossé sur les Asociaux Associés avec Philippe Doray, qui justement joue du synthé sur l’album de Marie-Ange, tandis que Marie-Ange apparaît sur deux titres de son Nouveaux Modes Industriels réédité en 2020 par Souffle Continu). Le microphone est ici exploité comme une sorte de microscope audio, mais aussi de microscope de la psyché même de Cousin. La voix est mixée en avant mais ça ne veut pas dire que derrière les instruments se contentent de faire papier peint, car c’est le gratin du jazz-prog rouennais qui est ici réuni : les Joël Drouin, les Bertrand Couloume, les Patrice Guillaumat, les Jean-Pierre Nicole, ils sont tous là, sous la houlette de Marc Duconseille, saxophoniste et réalisateur-arrangeur de haut vol qui continuera de travailler avec la chanteuse sur ses disques suivants. La plupart des plages ondulent et chaloupent comme pas possible, à base de changements d’accords galopins, de breaks simili-latinos, de synthés en lévitation, ah vraiment ça y va pas avec le dos de la main morte, un coup ça virevolte, un autre ça chavire, on n’a pas fait le voyage pour rien ! Et Marie-Ange rebondit sans mal sur toutes ces embûches – qui en fait sont ses amies.

De certains morceaux émerge donc une atmosphère rare, un air chargé, un moiteur claustro-édénique de chambre de bébé et de maman : une chaleur qui écœure, un sentiment de douceur sans début ni fin, une pesanteur moelleuse et régressive. On parle de vie et de donner la vie, mais aussi d’une forme de vie qui va devoir s’arrêter même si on aimerait qu’elle dure toujours, déjà c’est l’heure de la première tragédie, la nostalgie amniotique s’entend ainsi très fort sur « Pour toi », « J’ai envie », « Douze zombies » et « Molle Ouate », dont les textes énumèrent justement ces sensations de bien-être saturées de fluides et de matières visqueuses. 

Et puis il faut souligner que Marie-Ange cultive une conception total post-soixante-huitarde de la maternité et de l’indépendance de la femme et n’est donc pas du genre à idéaliser son état : elle dit les termes, parle de ce que ça lui coûte en énergie et en argent d’avoir un bébé, évoque le vertige de son amour pour lui, l’ambivalence de ses émotions, comment s’envisager à la fois comme nourricière et libre, maternelle et désirante, bref des problématiques complexes et passionnantes qui m’ont fait penser à Un lit à soi, super livre de socio sur les femmes qui prenaient leur indépendance en France dans les années 1970, et plein de témoignages sur les nouveaux rapports que celles-ci ont pu entretenir avec les enfants, les maris et amants, le boulot, etc.

Outre cette langueur proche de la nausée qui peut marquer les titres cités plus haut, une certaine légèreté voire une touche carrément pop ressort de « Juliette des Lilas », d’ »Effervescence », ou de « Doucement avec le temps ». Les paroles n’abordent pas toujours la question de l’enfantement, parfois Marie-Ange s’intéresse à d’autres choses ou ne choisit pas de thème en particulier. Mais persiste tout de même cette fameuse atmosphère qui enveloppe et étouffe à la fois. 

Vous l’aurez sans doute compris, il s’agit d’un album dont la densité physique, affective et sonore peut ne pas se prêter à l’écoute distraite. Beau temps sur tous les territoires s’apprécie sans faire autre chose en même temps, au casque c’est bien, ou sinon sur une enceinte (no pun intended), pourquoi pas avec la personne que vous aimez, en pensant aux enfants que vous avez conçus ensemble, ou que vous allez avoir, ou sinon aux enfants que vous étiez et que vous entendrez peut-être resurgir en vous immergeant dans ces chansons aux couleurs d’hallucinations. 

L’album suivant, Vertige en 1983, sonnera un tout petit peu plus pro, ou en tout cas moins « cocoonesque ». Le répertoire y est plus varié et les sujets aussi, la voix de Marie-Ange captée de façon moins « gros plan », on voit moins les pores, si on veut. Ça n’en fait pas moins un beau disque aussi dont je retiens particulièrement « La terrasse d’été », qui pourrait être une chanson des Négresses Vertes avec Lizzy Mercier Descloux à la place de Helno, avec des paroles qui déraillent. D’ailleurs j’ai souvent pensé à la Lizzy « deuxième période » en écoutant chanter Marie-Ange (sur « Douze Zombies », c’est assez flagrant), tout en me disant qu’il était peu plausible que la New-Yorkaise d’adoption ait pu tomber sur les disques confidentiels de la Normande au début des années 1980, et puis que surtout on ne pourra très probablement jamais le savoir. Marie-Ange Cousin a sorti un projet en 2019, où elle reprend d’ailleurs quelques titres de Vertige. Si elle lit ces lignes, ou si l’enfant qu’elle a eu au moment de faire BTSTLT et qui doit avoir aujourd’hui la quarantaine lit ces lignes, qu’il ou elle n’hésite pas à se manifester ! Et merci encore pour ces chansons.

PS : merci également à Jean Carval aka Jérémie Kerlau de m’avoir parlé de cet album il y a des années, et plus généralement de m’avoir mis, lui et Low Jack, dans l’ambiance « Outre-France » grâce à leurs mixtapes fondatrices Nique la musique de France. Par ailleurs je vois que Jack Rollo de Time is Away avait parlé de BTSTLT en 2016, s’attardant surtout sur « Douze Zombies » – il se trouve par hasard que j’ai vu ces deux hommes hier lors de l’aprèm organisé par le nouveau label de Pam dans le 19e arrondissement de Paris.

PS2 : merci aussi bis à la Sonothèque de Normandie, site très bien fait qui recueille et streame comme son nom l’indique des productions normandes anciennes ou récentes, et qui est le seul endroit où j’ai pu avoir des infos substantielles sur Marie-Ange Cousin et écouter son disque en entier, même s’il y a un morceau en doublon et que le vinyle est un petit peu rayé par moments 😉

PS3 : je ne peux pas ne pas profiter de la thématique bébé et m’empêcher de vous relater un bref dialogue que m’a rapporté un copain qui vient d’avoir un enfant. Il était chez le pédiatre et le médecin lui a demandé la marque de lait en poudre qu’il donnait à sa fille. Il a réfléchi quelques secondes et il a répondu « du Guigual » (comprenne qui poivrasse).

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