Ma fièvre « lovers rock » entamée le mois dernier commence à peine à s’estomper. À l’occasion de celle-ci, je me suis replongé avec joie et fébrilité dans le catalogue d’Ariwa, label-studio londonien, actif depuis la fin des années 1970, monté par le tout-puissant Neil Fraser (aka Mad Professor) – et indissociable de ce dernier. Je ne vais pas me lancer dans une hagiographie du bonhomme (je vous renvoie pour ça à ce récit très bien fait croisant l’histoire de Fraser, du studio et du label, sur le site d’Ariwa), mais il est important de répéter le rôle primordial que ce conglomérat autonome et relativement discret a joué dans la construction du lovers rock en tant que genre (je n’oublie pas non plus Dennis Bovell), dans la révolution digitale du dub, et dans l’application de celui-ci à d’autres musiques au-delà du seul reggae, au sein d’un dialogue permanent entre la Grande-Bretagne et ses anciennes colonies. Au-delà du seul Mad Professor et de ses extravagants arrangements, Ariwa, c’est aussi une équipe de pointures – on peut citer la fratrie Cross (Sandra, qui a par ailleurs sorti des perles lovers rock sur le label, Victor et Garnett), Errol « Black Steel » Nicholson, Cleveland Neunie, Jeffrey Beckford, Preacher – ayant œuvré à forger ce son caractéristique, à la fois futuriste, inventif, et respectueux des canons du/des genre(s).
Il y a aussi des artistes dont la discographie est presque entièrement liée à cette galaxie, comme Pamela Ross, plus connue sous le nom d’Aisha, brièvement évoquée dans mon article sur Vivian Jones. Native de Wolverhampton – comme Goldie ou Macka B, lui aussi estampillé Ariwa –, Aisha est une chanteuse qui a littéralement baigné dans la culture soundsystem (elle chante dès ses 8 ans avec celui de son père). Si elle a collaboré avec Mad Professor sur presque tout ses albums (4 sur 6, entre 1997 et 2017), on la retrouve aussi sur d’autres projets de la maison, principalement comme choriste. De manière générale, j’ai quand même la sensation que cette équipe, c’est à la vie à la mort, y’a qu’à regarder les castings des sorties, certains sont là depuis quasi quarante berges, c’est plus de la loyauté, c’est la famille, là !
Ce que j’adore avec la musique d’Aisha, c’est qu’elle tient à la fois du reggae conscious, du dub et du lovers rock (évidemment) ; elle n’a jamais dévié de son truc, elle sait ce qu’elle aime, et elle le fait bien. Et puis sans jamais en faire des tonnes, elle ne se prive jamais de foutre un petit taquet au patriarcat ou à la colonisation, sans oublier que son seul vrai boi, c’est Jah !
Plutôt que passer en revue sa solide discographie, j’ai fait le choix de me limiter à ses sorties sur Ariwa et de ne pas m’épancher sur des albums, mais plutôt sur une sélection de quelques titres qui me collent des frissons.
« We Are His Children«
On rentre direct dans le lourd, avec l’ouverture ce morceau issu d’un album de 2006, There Is More To Life… Que dire ? Attaquer un album là-dessus, c’est déloyal, si y’a compète, ça s’arrête direct ! La mélodie, les progressions harmoniques, la flûte en solo perpétuel, les chœurs, les cuivres… et tout ça dans un morceau prosélyte rastafari. C’est quand même assez dingue, cet écrin supersensuel pour parler de notre égalité à nous, les filles et fils de Dieu, devant son amour. Pour du lovers rock, l’ambiance est un peu moins « chambre à coucher » et plus « amour universel », bref on capte déjà qu’on est quand même moins dans une zique pensée pour pécho façon sortilège, et qu’on se rapproche d’une certaine réflexion sur l’amour. En tout cas, moi, ça me saisit direct ces bondieuseries, j’ai envie de croire en mon prochain, voire de l’aimer même, pourquoi pas.
L’équipe est ici légendaire, et ça s’entend : Sly & Robbie à la section rythmique, Black Steel en homme à tout faire et, toujours fidèle au poste, Mad Professor derrière les machines. Bonus : la pochette, entre la typo, la photo, et les couleurs, mérite un 28/20.
« The Creator »
On va commencer par le plus évident : c’est quoi déjà ce riff de guitare ? D’où ça vient ? Je sais que c’est méga legit, mais j’ai aussi l’impression que ça apparaît également sur un truc craignos du type Louise Attaque ou Manu Chao. Bref. Encore une pochette du futur antérieur pour ce premier album de 1987, High Priestess ; encore des paroles bien rasta, et une prod impeccable, avec une rythmique tight et minimale – mention spéciale pour ce petit synthé un peu chelou qui sort du mix et vient admirablement compléter le tout, avec son ostinato un peu mignon. Aisha se balade là-dessus comme une reine, des fois on dirait Sade, autant vous dire que je ne me contrôle plus. La technique du lovers rock déployée pour du roots : le summum.
« Wait a Minute »
Attention, tube vénéneux. L’écurie Ariwa est bien présente (Black Steel, ce mec est partout), avec des « petits » guests, tranquille, genre Addis Pablo (le fils d’Augustus) au melodica ou Winston « Horseman » Williams à la batterie. L’instru et la prod sont démoniaques, tellement justes, l’espace est là, le Professeur a la place pour ses petits tricks coquins. Comme je le disais, cette équipe enregistre ensemble depuis des lustres, la cohésion est quasi symbiotique, et ça s’entend à fond, notamment dans la manière dont Fraser traite la voix de la chanteuse. Et puis, je le mentionne comme ça, mais tout le monde s’en doute, la basse est incroyable.
Mais le plus dingue sur ce morceau (issu d’un album de 2017, The First Lady Of Dub!!), c’est la ligne de chant d’Aisha. Certes, la voix n’est évidemment plus la même qu’en 1987, mais on sent qu’elle la maîtrise encore sans peine, comme une vraie patronne les deux pieds dans le game. Elle drive le tout avec simplicité, emporte la troupe avec sa façon de poser assurée, c’est vraiment la première dame. La façon dont elle sort les « wait a minute, wait a minute, wait a minute » avec des variations presque imperceptibles, les chœurs assurées par elle-même et le doublement des voix, les couplets qui ne détournent pas le regard, ce groove de technicienne : je suis sur le cul.
« Can You Feel It«
Petit écart avec ce single un peu funky, un peu boogie, total UK soul, mais la vibe caribéenne n’est tout de même pas trop loin, notamment avec ces steel drums et ce skank intermittent. Le tout est porté par une basse abusément terrestre et bien synthétique, c’est super sirupeux mais c’est pas pour se languir en statique – Clarks et futes en velours only. La spatialisation est assez incroyable, ça rebondit sans cesse, et pendant ce temps là Aisha dit le vrai avec un texte cette fois-ci très love. Les voix sont trop bien agencées, ça se répond, ça se superpose, c’est la classe à l’américaine, le festival des fioritures et des petites notes qui tapent haut, avec apothéose de classe à la fin.
« Now Or Never »
Pour finir, une perle lovers rock présente sur l’album True Roots, et donc logiquement orientée reggae roots – enfin dans l’idée, parce que comme d’hab, c’est très digital, hormis cette guitare excessivement romantique. Le roots avec le filtre Ariwa, quoi ! Ok, le synthé lead est un peu Aldi, mais cette ligne de voix, FRANCHEMENT. En fait, quand ça démarre, j’ai l’impression d’entendre un mélange entre « Careless Whisperer » et un morceau guinguette d’alternos circa 1984 (cf. Les Têtes Raides), il y a toujours une appréhension du genre « ça va être un désastre, c’est pas possible », mais Aisha transfigure le truc, surfe dessus sans jamais se perdre, entre ornements élégants et mélismes appuyés juste ce qu’il faut. L’implication est totale, on pourrait se dire qu’elle est juste à la limite d’en faire trop mais non, c’est juste elle, à fond, qui donne toute parce qu’elle a toujours tout donné, et c’est tout.
Bonus : « I know a Place » (live)
Parce que voir Aisha en vrai, avec sa dégaine à la Queen Latifah et sa bonne humeur au zénith chanter l’amour courtois, devant un public complètement à fond, c’est juste priceless, même quand le son est bien pourrave.